Plus de vingt ans de sa vie passé en France: Entretien avec Ibrahima Thioye

Propos recueillis par Michaël Rodriguez / Tambacounda.info /
thioye
“Je suis issu d’une famille très pauvre au sens propre du terme africain. Mon père était un infirme, mon grand frère est parti dans une école coranique, ce qui a fortement réduit la main d’œuvre. Mon père n’a jamais cultivé suffisamment pour nourrir la famille plus de six mois par an. Alors que j’avais 16 ou 17 ans, il y a eu une première vague d’émigration, ça nous a épatés et j’ai dit que je voulais partir. J’avais six bêtes héritées de ma mère, j’en ai vendu trois et je suis parti à pied à Dakar. C’était la fin décembre 1961, nous sommes arrivés à Dakar le 15 janvier.”

Entretien:

D’autres personnes ont-elles fait le voyage avec vous?
Je suis parti avec des villageois. Nous étions onze, et neuf sont revenus depuis. Nous sommes partis par bateau pour Marseille, ça coutait 30’000 francs CFA (environ 75 francs suisses) aller-retour, valable plusieurs années.

Avez-vous dû faire des démarches avant de partir?

A l’époque, il n’y avait pas besoin de visa. La seule démarche à faire était de trouver un bon marabout qui nous prépare à affronter l’inconnu, être muni de gris-gris et de précautions religieuses. Les gens disaient qu’il y avait des mauvais esprits en France, et que l’on pouvait rencontrer des diables pendant la traversée…

Avec quel projet êtes-vous parti?
Mon but, en partant, c’était de sortir mon père de cette misère, on n’avait pas de quoi manger. Je voulais lui donner assez à manger, avoir un peu de bétail et rentrer. Je n’aurais jamais pensé rester jusqu’en 1975, je pensais partir deux ou trois ans. Mon père m’avait choisi une fiancée, mais la fiancée est vite sortie de ma tête.

Quelles ont été vos activités en France?

J’ai cherché du travail et je suis tombé sur un jeune “toubab” (Blanc, ndlr), David Béranger, qui avait une entreprise de nettoyage. Il m’a embauché. Je devais repasser les vêtements. Il m’a beaucoup aidé, il m’a obligé à reprendre des études. J’ai suivi des cours à l’Alliance française. Il m’a trouvé un foyer de jeunes travailleurs, près de son entreprise. Mais je me suis heurté à la contestation de mon entourage. Mon départ de la communauté était vu comme une rébellion. J’ai résisté. Et alors mon grand frère est venu, il avait quitté l’école coranique. C’est là où les problèmes ont commencé. Il avait reçu la consigne de me ramener au bercail. Et il m’a rendu la vie tellement difficile que j’ai fini par quitter le foyer pour aller rejoindre la communauté. J’ai été forcé d’arrêter les c! ours de l’Alliance française.

Plus tard, je suis rentré en contact avec une association des prêtres du Burkina Faso qui voulaient que je devienne responsable d’un foyer hébergeant une centaine d’Africains. J’y ai beaucoup appris. Le foyer devenait un terrain d’accueil pour les Africains, je les aidais à se réinsérer, à chercher du travail. C’est alors, entre 1965 et 1967, que j’ai commencé à militer dans des syndicats, d’abord à la CFDT, ensuite à la CGT parce que je trouvais la CFDT pas assez dure. Je me suis engagé après avoir rencontré au foyer des gens qui étaient exploités par leur employeur.

J’ai quitté la CGT après être allé en voyage d’étude à Tirana, en Albanie. Là-bas, il n’y avait pas de vie familiale, tout était fourni par l’administration. Les gens travaillaient à la chaîne, sous la surveillance d’un contremaître. Ils ne possédaient rien de privé, pas même pour la famille. Je me suis dit que ce communautarisme n’était pas le nôtre. J’ai été très déçu de ce voyage. J’ai démissionné de la CGT et suis retourné à la CFDT, où j’ai côtoyé Arlette Laguiller.

Votre arrivée en France a-t-elle été un choc?
J’ai regretté d’être parti. Nous sommes arrivés un hiver où il faisait très froid, on vivait dans la cave, avec un poêle à charbon. La conduite avait des fuites, on devait sortir quand on l’allumait.
J’ai été encore plus surpris dans le foyer dont j’étais responsable. En accompagnant les gens pour chercher du boulot, je sentais qu’on était rejeté. Personnellement, je n’ai pas eu tellement de problèmes, mais j’ai vu les autres subir la dure réalité du racisme et du rejet.

Vous avez vécu de près les événements de mai 68…?

Oui, j’ai vécu les manifs de mai 68 et participé à des réunions. Nous pensions que les bouleversements auraient un écho en Afrique. Nous avions l’illusion d’être plus intégrés en France. Nous militions avec les syndiqués français, mais ils nous ont trompés. Les intellos qui faisaient partie de nos manifs disaient que c’était aussi pour nous. Mais ils ne voulaient de nous que pour grossir leur nombre. Vers la fin, on nous a complètement écartés. Quand il y avait des négociations, on ne pouvait pas y assister. J’ai été déçu des syndicats français. Nos revendications, nos conditions de vie n’ont pas été prises en compte.

Cette expérience vous a-t-elle été utile en Afrique?
Oui, ça a complété notre formation. C’est l’expérience de mai 68 qui me poursuit ici. Mon souhait d’aider les gens à sortir de leur condition misérable, de les aider à s’organiser, tout ça vient de la mouvance de 68.

Qu’est-ce qui vous a poussé à rentrer?

Entre-temps, je m’étais marié avec une Sénégalaise, par personne interposée. Nous avons pris un petit restaurant dans le 18e arrondissement, avec très peu d’économies. Au bout d’un moment j’en ai eu marre : les gens venaient seulement pour se saouler, se droguer, le bar n’apportait rien aux gens.Alors j’ai dit que je voulais faire une formation agricole, et puis rentrer. Tout ce que je faisais ne servait à rien, sinon à assister ma famille. Ma femme ne comprenait pas ça. En 1979, j’ai obtenu une bourse pour une formation près d’Amiens, en agriculture, élevage et comptabilité. Puis les choses sont allées très vite.

Quel projet aviez-vous pour votre retour?
Je voulais faire un projet de retour, mais pas seulement pour un village : pour la région. J’ai fait un stage de cinq mois à Sélibaby (en Mauritanie, ndlr) et un mois au Burkina Faso. J’ai rédigé mon projet en 1980 et il a vu le jour l’année suivante. Il s’agissait d’appui aux paysans et aux maraîchers, de cours d’alphabétisation dans les langues locales, etc. Le projet était financé par le Comité français contre la faim, le GRDR, l’Union européenne, le CCFD, pour un montant total d’environ 100’000 francs français.
Malheureusement, le seul élément encore visible aujourd’hui est un barrage. Tout le reste a été détruit lors du conflit entre la Mauritanie et le Sénégal en 1989. Avant, les gens étaient unis. Le conflit a tout foutu en l’air. Les leaders ont tous été expulsés. L’administration poussait les Maures à nous faire partir et à récupérer nos biens.

Comment avez-vous été accueilli à votre retour en Mauritanie ?
J’ai eu beaucoup de problèmes avec le chef du village, mais j’ai été bien accueilli par ma famille, malgré la diminution des ressources financières. Le chef du village voyait en moi quelqu’un qui voulait prendre son trône. Ces rivalités existent encore aujourd’hui avec son fils, l’actuel chef du village. Malgré cela, le bilan de mon retour est très positif.

A-t-il été plus difficile de partir ou de revenir ?
Le plus difficile a été de revenir et de retrouver ma place. Mon retour signifiait une perte financière pour ma famille, et les politiciens me voyaient comme un rebelle. Encore aujourd’hui, on m’accuse d’être celui qui monte les Maures noirs contre leurs maîtres, les Maures blancs. Mais ce n’est pas vrai.

Qu’est-ce qui avait changé dans votre pays pendant votre absence ?
C’est surtout moi qui avais changé. Le pays n’avait pas beaucoup changé, à part que les gens étaient plus attirés par l’argent. L’important ce n’était plus d’être « fils d’un tel » mais d’être « un tel avec ce qu’il a en poche ». Cela m’a déçu. Le changement était surtout lié au matériel. J’étais surpris que les gens considèrent l’évolution uniquement par le matérialisme.

Qu’est-ce qui avait changé en vous ?
Je voulais pousser les gens à résoudre leurs problèmes, avec les solutions que eux-mêmes détiennent. J’ai compris pendant mon séjour en France que tout problème a une solution, et que la solution, c’est l’homme qui la détient.

Comment jugez-vous les effets de l’émigration dans votre région?
Les effets de l’émigration sont très positifs. S’il n’y avait pas les migrants, des familles entières seraient décimées. Si je n’étais pas parti, je ne sais pas ce que serait devenu mon père. On a réussi à résoudre les problèmes de famine, d’équipements. Les migrants ont construit des mosquées, des écoles, des dispensaires. Avant, pour se soigner, il fallait aller à 60 kilomètres. Le migrant a amélioré l’habitat, l’économie – en achetant du bétail – et le commerce.

Le seul côté négatif, c’est que l’émigré a de la peine à voir au-delà de sa communauté, et à intégrer la notion de territorialité. Sa vision est uniquement focalisée sur sa famille, sa maison, son village. Il est aussi réticent lorsqu’il s’agit de faire des investissements à long terme. Par exemple, on avait ici un projet de sécurisation des cultures. On a demandé un soutien aux migrants mais ils ont répondu négativement, en disant qu’ils avaient un autre projet. Lequel ? Ils voulaient refaire le mur du cimetière. C’est ça qui est prioritaire pour eux ! L’émigré n’a confiance qu’en l’émigré. Il veut avoir le monopole économique et politique. Quand une décision est prise au niveau du village, les émigrés doivent être consultés.

Comment évolue le phénomène migratoire dans votre région ?
L’émigration a baissé parce qu’on ne peut plus obtenir de visa. L’émigration, c’est considéré comme du passé. Elle va encore diminuer, tout le monde en est convaincu.

Et qu’en est-il de l’émigration clandestine ?
En 2007, sept jeunes de la commune de Baediam sont partis et arrivés en Europe. Ils sont allés en avion par des voies détournées, et pour cela ils ont dû débourser chacun 1’700’000 ouguiyas (8500 FS) ! En pirogue, ça coûte 340’000 (1700FS). En 2006, trois personnes d’ici sont parties par ce moyen et elles sont toutes mortes. Depuis, il n’y a plus eu de départ en pirogue.

La baisse de l’émigration ne risque-t-elle pas de mettre les villages dans une situation difficile ?
Actuellement, les migrants sont en pleine course à l’accumulation. Ils construisent, ils achètent des troupeaux dans la perspective d’après la migration, d’après la retraite ou l’expulsion.

Que pensez-vous du durcissement des politiques migratoires en Europe?
L’Europe aurait dû durcir tout en régularisant ceux qui sont là-bas. Les expulsions sont injustes, abominables. Une fois, les Mauritaniens ont brûlé un avion qui ramenait des gens. Ils ont bien fait. Quand j’entends parler des camps de réfugiés en France, je suis écoeuré.

Cependant, je n’en veux pas tant au gouvernement français qu’aux gens qui restent, acceptant que leur dignité soit bafouée. Le durcissement doit pousser les gens à se rebiffer et à revenir chez eux. Il appartient aussi aux gouvernements des pays africains de s’organiser. Il faut faire quelque chose pour ces jeunes qui ne peuvent plus partir. Au moins, ça pousse à réfléchir. Je vais encore me faire mal voir, mais au fond, que ce soit fermé c’est une très bonne chose.

N’est-ce tout de même pas révoltant de la part de la France, l’ancienne puissance coloniale?
C’est clair que c’est de l’ingratitude ! En 1954, on nous apprenait à l’école que nos ancêtres, ce sont les Gaulois. Tous les matins, on chantait la Marseillaise et à la fin de la journée aussi. Et maintenant, on nous met dans des camps de concentration. Ce qui ne va pas non plus, c’est la nouvelle politique d’«immigration choisie». En résumé, ça veut dire : les minables on les laisse, les intellectuels on les accueille. Ça nous tue. Il y a plus de cadres mauritaniens à l’extérieur qu’à l’intérieur. On empêche les pays de se développer.

La fermeture de l’Europe a-t-elle eu pour effet de détourner les flux vers d’autres pays du sud ?
En ce moment, il y a beaucoup de départs vers la Guinée équatoriale. Rien que pour le village de Melgué, il y a eu 8 départs en 2007! On dit qu’il y a des emplois dans l’industrie pétrolière mais d’après les premiers échos des gens qui y sont allés, c’est la déception. On aurait pu espérer à un moment que le Côte d’Ivoire deviendrait une nouvelle terre d’accueil, mais les troubles politiques l’ont empêché. En fait, à l’inverse, il y a beaucoup de gens qui viennent en Mauritanie, par exemple depuis le Mali ou le Ghana. Parce qu’ici le niveau de vie est plus élevé. Ce sont des gens qui ont une petite qualification, ils sont laveurs de voitures, peintres; ils ont introduit toutes sortes de petits métiers, des activités que les gens d’ici n’auraient pas eu l’idée de faire.

Comment envisagez-vous l’avenir de l’agriculture dans votre région ?
L’émigration est en train de tuer l’agriculture. A force de subventionner la nourriture, on tue l’envie d’entreprendre. L’agriculture est considérée comme une activité non valorisante. Il faut démontrer que l’agriculture a une valeur monétaire et sociale. Ceci passe par la production, l’organisation, la commercialisation et la valorisation.