Reportage à Tambacounda et Kolda : Sur les traces de la mafia du bois

Dans les villages situés le long de la frontière entre le Sénégal et la Gambie essaiment des trafiquants de tout poil. Ils détruisent les dernières grandes forêts sénégalaises avec la complicité d’autorités gambiennes qui délivrent des autorisations de commercialisation alors que l’exploitation forestière y est formellement interdite.

 

Saré Bodji. Le nom n’évoque pas grand-chose pour le commun des Sénégalais. C’est un village situé à la frontière entre le Sénégal et la Gambie. Ici, des milliers et des milliers de bions de venne sont entassés sur de vastes étendues. La découverte fait frémir et renseigne sur le rythme des coupes. Celles-ci se sont accélérées quand des Chinois, installés en Gambie, se sont mis à exporter du bois. Pourtant, l’exploitation forestière est interdite dans ce pays, et les forêts sont directement gérées par le chef de l’Etat. Aussi, les populations gambiennes utilisent le bois d’œuvre (meuble), le bois de service (charpente, sculpture) et le charbon de bois. Comble du paradoxe, la Gambie exporte même du bois, et c’est connu de tous, même des autorités sénégalaises.

 

Les villages situés le long de la frontière, comme Saré Mussael, Saré Diaobé, sont devenus des « ports » secs où les troncs sont stockés avant leur acheminement dans des camions au port de Banjul. Les commerçants chinois s’adonnent donc, en toute impunité, à ce commerce lucratif avec la complicité d’autorités gambiennes. Cette situation exaspère des responsables des services des Eaux et Forêts. « La Gambie délivre des permis de commercialisation alors que l’exploitation forestière y est formellement interdite », s’indigne un haut cadre des Eaux et Forêt sous le couvert de l’anonymat.

En 2011, les efforts du président gambien, Yaya Jammeh, ont été récompensés puisque la Gambie et le Rwanda ont été les deux pays africains primés pour avoir bien géré leurs forêts. « Je disais au gouverneur de la région de Kolda que la Gambie devait rétrocéder son prix au Sénégal », raille le lieutenant colonel Gora Diop de la direction des Eaux et Forêts.  Abdoulaye Cissé, le responsable de la Convention régionale des jeunes de Kolda, accuse nommément le président gambien. « Les Chinois pillent nos forêts avec la complicité de la Gambie qui laisse faire », martèle-t-il. Ce responsable fait partie des gens qui tirent la sonnette d’alarme sur le désastre de l’exploitation. « Ce qui se passe dans le département de Médina Yoro Foula, particulièrement dans le Bouroukou, est indescriptible », dit-t-il. « Kolda n’a pas beaucoup d’usines. Si on détruit notre principale ressource, qu’est-ce que nous allons faire ? »  poursuit M. Cissé.

La coupe transfrontalière du bois, une sérieuse équation

Aujourd’hui, l’exploitation transfrontalière du bois constitue une sérieuse équation. « C’est un problème réel et très complexe », concède le lieutenant colonel Gora Diop de la direction des Eaux et forêts. « Il n’y a pas que les régions de Kolda et Tambacounda. Le département de Bignona est également concerné », ajoute Baba Sène, responsable de la cellule audiovisuelle à la direction des Eaux et Forêts. Dans les années 80, le phénomène existait. Mais il n’avait pas atteint une telle ampleur jusqu’à menacer l’existence même des forêts. Les Chinois ont aggravé la situation. Ils échangent le bois avec des motos « Jakarta ». La coupe illicite du bois est devenue l’activité favorite des populations. Le sous-emploi et la pauvreté (Kolda est l’une des régions les plus pauvres au Sénégal) ont accentué le phénomène. « Et de l’autre côté, s’il y a quelqu’un qui échange des bions contre une moto ou un cellulaire 3G, c’est une aubaine pour les jeunes », observe le lieutenant colonel Gora Diop. Cela explique la ruée vers la forêt et sa destruction massive et rapide. La Gambie apparaît donc comme étant une des sources du mal.

Dans les villages gambiens frontaliers avec le Sénégal, toute présence étrangère suscite la méfiance et les nerfs s’échauffent vite. L’intrus risque de passer un sale quart d’heure s’il n’a pas une bonne explication. « Un jour, nous avons failli être lynchés. Nous avons simulé un égarement pour échapper à la foule en colère », raconte le journaliste Mamadou Diallo qui a enquêté sur la coupe illégale du bois. « J’ai reçu des menaces de mort », révèle-t-il. Les enjeux financiers sont énormes. Des jeunes originaires de la République de Guinée utilisés comme main-d’œuvre se sont établis dans les villages gambiens et sénégalais situés le long de la frontière entre les deux pays.

Des dégâts immenses

Les populations autochtones, qui prélevaient dans la forêt ce dont elles avaient juste besoin, pillent désormais la ressource. Elles coupent tout le bois noble. Au début, elles avaient des haches. Aujourd’hui, elles ont des tronçonneuses. Les dégâts sont immenses. Les souches des arbres coupés témoignent de l’ampleur du phénomène.  Le gain facile accroît la tentation. « Les populations riveraines des forêts se disent que si la forêt profitent à des étrangers, pourquoi pas à elles », explique Samba Senghor, un élu local de la communauté rurale de Badion. « Avec deux troncs de venne, un père de famille peut avoir un sac de riz et de la monnaie », ajoute-t-il. Même les responsables politiques locaux se livrent à la coupe illicite de bois. Le président de la communauté rurale de Badion et des conseillers ont été condamnés à des peines fermes de prison par le tribunal régional de Kolda. « On avait trouvé chez lui de nombreux troncs d’arbres à la suite d’une opération coup de poing de l’administration des Eaux et forêts de Kolda », explique Abdoulaye Cissé. Il en est de même pour des chefs de village et des imams. Certains chefs de village vont même jusqu’à délivrer des permis de coupe. « Nous avons des autorisations signées par des chefs de village », indique le lieutenant colonel Gora Diop. Et, avec la différence de langue, les agents gambiens pensent que les papiers sont délivrés par l’administration sénégalaise.

On accuse aussi des agents des Eaux et Forêts et des hauts fonctionnaires de se livrer à la coupe de bois en utilisant la main d’œuvre locale ou d’encourager le phénomène. « La plupart des scieries sont la propriété de fonctionnaires. En quelque sorte, ils encouragent les populations à détruire la forêt », accuse Hamidou Diallo, le coordonnateur régional de l’Océnium de Kolda. « Sinon comment comprendre que des chargements de camions de bois puissent quitter Kolda jusqu’à Dakar ? » s’indigne-t-il. Les plus hautes autorités sont-elles au courant de l’ampleur de la coupe illicite de bois ? Oui, répond Abdoulaye Cissé. « Nous avons été jusqu’à la frontière avec le ministre Ali Haïdar qui, à l’époque, était le ministre de l’Environnement. Il a vu les troncs et nous avons même pris des photos », affirme-t-il.  
En tout cas, dans le Médina Yoro Foula, le seul département du Sénégal qui n’est pas relié au reste du pays par un seul kilomètre de goudron, les brigands forestiers sont en train de battre tous les records de déforestation.

Le service des Eaux et Forêts démuni et impuissant !

Que fait le service des Eaux et Forêts ? Beaucoup, répond le colonel Alioune Diouf de la direction des Eaux et Forêts, même s’il reconnaît que la coupe transfrontalière a pris une ampleur inquiétante. Cependant, le sujet est sensible et les agents qui l’évoquent choisissent leurs mots. « La coupe transfrontalière est une affaire nationale. On ne peut pas arrêter la mer avec nos bras », dit-il. Sur les accusations portées contre des agents, M. Diouf répond que des « brebis galeuses » existent dans tous les corps. Il assure que des sanctions sont prises à l’encontre des agents véreux. Mais dans l’accomplissement de ses missions régaliennes, les Eaux et Forêts sont confrontées à de multiples contraintes qui tournent autour du déficit en ressources humaines (surtout les agents de terrain) et en moyens logistiques. Toutes ces contraintes font que les agents sont impuissants. « Pour se déplacer, les agents les mieux lotis ont des motos qui, la plupart du temps, sont en panne », confie l’un d’eux. Profitant de ces faiblesses, les fossoyeurs pillent tout le bois noble : venne, « dimb », kapokier, etc. Et quand des brigands forestiers sont appréhendés, ils sont libérés à la suite de fortes pressions, surtout de la part des hommes politiques. « Du temps où il n’y avait pas les immixtions, le corps était puissant et personne n’osait couper du venne pour l’amener en Gambie », indique le colonel Alioune Diouf.

La carbonisation accentue la régression de la couverture forestière

Après avoir coupé presque tout le bois noble, notamment le venne, la carbonisation clandestine risque de détruire ce qui reste des forêts à Tambacounda.
Au milieu de la nuit, comme des ombres fuyantes, des hommes transportent sur des charrettes des troncs d’arbres. Ils se déplacent en épiant le moindre mouvement. Toute présence est suspecte. Les brigands forestiers se cachent maintenant. Ils n’ont d’horaires fixes afin de mieux tromper la vigilance des agents des Eaux et Forêts.
Dans un passé récent, ces brigands forestiers agissaient au vu et au su de tout le monde, affirme Baganda Sakho, président de la communauté rurale de Koar qui a un pied à terre au quartier Plateau de Tambacounda. Devant l’ampleur du phénomène, des individus se sont plaints auprès des plus hautes autorités du service des Eaux et Forêts. « Je suis allé personnellement à Dakar voir le directeur des Eaux et Forêts pour me plaindre des agissements de certains agents », dit Baganda Sakho. « Le directeur m’avait assuré qu’une enquête sera faite, et s’il y a des fautes, des mesures seront prises », ajoute-t-il. Il n’était pas le seul à aller au-delà de la simple indignation puisque Mamadou Mbaye, président d’un Gie d’exploitants forestiers, a porté plainte contre un agent des Eaux et Forêts en poste à Tambacounda. L’agent incriminé a été muté. « Un agent avait fait appel à un ouvrier pour couper des  arbres. Après avoir fait son travail, il a refusé de le payer. Celui-ci m’a saisi et j’ai porté plainte, mais les gendarmes m’ont supplié de retirer ma plainte parce qu’il risquait la radiation. J’ai accepté à condition qu’il paie l’ouvrier et qu’il soit muté loin de Tambacounda. Cela a été fait et l’affaire s’est arrêtée là », raconte-t-il. Des populations accusaient des agents des Eaux et Forêts de délivrer des permis de coupe contre rémunération afin de les commercialiser officiellement.

Après une mission d’inspection, presque tous les agents ont été affectés. Depuis, la donne a changé. Les contrôles et les descentes inopinées se sont multipliés. La moisson est bonne puisque les saisies et les amendes ont monté en flèche. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. De janvier à octobre 2013, le service régional des Eaux et forêts de Tambacounda a versé plus de 1,5 milliard de recettes.   « Nous sommes là pour assainir », confie un agent sous le couvert de l’anonymat. Le commandant Manshal, un homme imperturbable, fait preuve d’une sévérité extrême. « C’est à ce prix que la forêt, ou du moins ce qu’il en reste, peut être préservée », se défend-il. Même les scieries clandestines qui avaient pignon sur rue ont disparu..

Le venne a presque disparu

Au fil des années, les coupes sauvages et la carbonisation clandestine ont pris de l’ampleur. Certaines espèces comme le venne ont presque disparu. « Dans les années 80, mon père qui, faisait partie des premiers exploitants forestiers, refusait des permis de coupe en dehors du département de Koungheul (région de Kaffrine depuis 2007) », indique Khalifa Kamara, un exploitant forestier. Les permis délivrés pour Tambacounda trouvaient difficilement des preneurs. Trois décennies après, la couverture forestière de cette région a considérablement baissé. Dans cette zone, il n’existe plus une forêt inviolée. Le département de Koussanar est le plus touché. Le bois noble y a presque disparu.

Le gouvernement du Sénégal a interdit la carbonisation mais l’activité continue de plus belle. « La déforestation illégale se poursuit à un rythme soutenu parce que les populations n’ont que la forêt pour vivre », estime Khalifa Kamara. « Mais si la coupe illégale s’est développée, c’est parce qu’une véritable mafia s’est développée avec la complicité des chefs de village qui tirent des revenus considérables de l’exploitation des ressources forestières », accuse-t-il. Khalifa Kamara affirme que le phénomène ne s’arrêtera pas de sitôt.

En examinant les quotas alloués par les services des Eaux et Forêts pour la carbonisation dans la région de Tambacounda, on note une baisse significative au cours de ces dernières années.  En effet, de 500.000 quintaux vers les années 2000, il est estimé en moyenne à 260.000 quintaux ces quatre dernières années. Au même moment, les communautés riveraines des forêts ont manifesté un plus grand intérêt pour la ressource. Dans les forêts communautaires aménagées de Missirah,  Kothiary, Sita Niaoulé, Néttéboulou, Koar et Koulor, les populations se sont organisées en structures locales de gestion forestière pour pouvoir participer à la mise en œuvre de la nouvelle politique. D’année en année, le nombre d’organismes communautaires croît. En 2007, ils étaient cent vingt sept (127) organismes contre cent soixante douze (172) en 2008, pour atteindre 186 en 2009.

En 2013, les possibilités pour la carbonisation pour tout le pays ont été évaluées à 780.000 quintaux. « Ces possibilités sont déterminées sur la base d’un inventaire », précise le lieutenant colonel Gora Diop de la direction des Eaux et Forêts. Ainsi, chaque année, en application de cette politique, le ministre de l’Environnement et du Développement durable prend un arrêté organisant la campagne d’exploitation des ressources forestières. L’arrêté définit les zones de coupe, la quantité à prélever, la durée de la campagne et les conditions de commercialisation. Les quotas sont-ils respectés ? Oui et non, répond le lieutenant colonel Diop. Une réponse qui en dit long.

147.000 quintaux frauduleux de charbon saisis

En effet, les autorités ont beau interdire la carbonisation et imposé un système de quotas dans des zones aménagées, mais tout indique que lesdits quotas ne sont pas respectés. Les populations et exploitants forestiers violent à loisir la réglementation. Sur le long de la route, le charbon est vendu le plus normalement du monde. Et il est difficile d’avoir des chiffres pour connaître l’ampleur du phénomène. Les seules statistiques disponibles sont celles qui concernent les saisies. En 2012, 147.000 quintaux frauduleux de charbon ont été saisis par les services des Eaux et Forêts. C’est énorme, reconnaît le lieutenant-colonel Gora Diop puisque cette quantité représente 20 % des besoins du Sénégal.

Au début de la carbonisation, les premiers permis de coupe étaient délivrés pour la région de Dakar. A l’époque, on appelait la capitale sénégalaise Cap-Vert parce que verdoyante et abritant de grands arbres. Aujourd’hui, la forêt de Mbao, constituée essentiellement d’anacardiers, est le seul poumon vert de la ville, une mégalopole dont la population est estimée à plus de 3,5 millions d’habitants. Au fil des ans, les exploitants ont poursuivi leur entreprise de destruction. La coupe sauvage a détruit les forêts de Thiès, Diourbel, Kaolack, Kaffrine. Malgré les menaces qui pèsent sur la ressource, qui est un bien public comme le souligne un agent des Eaux et Forêts, à Dakar et dans les autres capitales régionales du Sénégal, on se préoccupe plus de la disponibilité du charbon que de la préservation des forêts. Conscients de cela, les exploitants forestiers embrayent sur la corde sensible. Dès que des initiatives tendant à protéger la ressource sont prises, ils agitent la pénurie de charbon pour faire pression sur les pouvoirs publics. Et cela marche puisque les autorités finissent par reculer. Mais si rien n’est fait, on risque d’arriver à une situation catastrophique. En effet, en dehors de Ziguinchor, Sédhiou et Kédougou, les régions de Kolda et Tambacounda abritent les dernières grandes forêts du Sénégal. Mais pour combien de temps encore ?

 

Réalisé par Mamadou GUEYE / lesoleil.sn /