La gangrène de la transhumance politique

 

Comme la grande migration saisonnière dans les plaines du Serengeti en Tanzanie ou du Massai Mara au Kenya, les politiciens ont aussi leur période de grands mouvements. Ces mouvements surviennent en général au lendemain des élections, se poursuivent au gré des alliances et mésalliances qui se nouent et se dénouent en fonction des circonstances politiques ponctuelles, puis deviennent plus tonitruants à l’approche de nouvelles élections.

Mais à la différence des grandes migrations animales qui répondent à des fonctions naturelles et spécifiques liées à la préservation de toute une espèce, celles des politiciens n’obéit à aucune logique politique et ne contribue en rien à la préservation et la sauvegarde de fonctions essentielles à notre démocratie. Bien au contraire. La transhumance est égoïste, opportuniste, immorale.

C’est la politique du ventre dans ce qu’elle a de plus vile, de plus méprisable et de plus repoussante. Elle affaisse les fondements de la morale sociale, abime l’éthique politique et balafre notre société. Par analogie à l’anomie sociale telle qu’elle est théorisée par le sociologue Emile Durkheim, je vois la transhumance comme l’expression d’une anomie politique c’est à dire une situation de dérèglement, d’absence, de confusion ou de contradiction des règles qui régissent l’ordre politique. Ce phénomène est une véritable gangrène qui ronge le corps politique sénégalais en renforce l’idée très répandue selon celui-ci se putréfie.

J’ai vu et entendu certains valets et laquais du palais squatter les plateaux de télévisions pour argumenter, sans convaincre personne du reste, sur les raisons qui peuvent justifier la transhumance. J’en étais très peu choqué car je sais combien les hommes politiques sénégalais sont capables de faire les choses les plus inattendues. Mais j’avoue que lorsque j’ai entendu Monsieur le Président de la République faire l’apologie de ce phénomène, j’ai compris que nous venions de toucher le fond.

Les transhumants et ceux qui les défendent peuvent dire ce qu’ils veulent, mais ils ne transformeront jamais le vice en vertu. Ils peuvent transhumer ou migrer aussi longtemps et aussi souvent qu’ils le pourront mais ne feront jamais croire à personne que cette basse œuvre est une noble pratique en politique. Aucun transhumant ne peut rien apporter de plus au parti au pouvoir qu’un autre sénégalais ne puisse faire. Ils avaient d’ailleurs, pour la plupart d’entre eux, l’occasion de faire leurs preuves. Je ne me souviens pas les avoir vus marquer les esprits par leur compétence, leur leadership ou leurs réalisations.

En vérité, la plupart des transhumants devraient même être poursuivis. Certains pour détournements de deniers publics ou abus de biens sociaux. D’autres pour toutes sortes de corruptions. Ceux qui disent au Président de la République que les transhumants lui apporteront quelque chose manquent singulièrement d’intelligence politique.

Pour chaque transhumant entrant, il y aura des centaines de valeureux patriotes, potentiels électeurs, qui lui tourneront le dos, repoussés par l’odeur nauséabonde de l’immoralité qui s’échappe de ses nouveaux amis.
Quand est-ce que les acteurs politiques comprendront-ils donc que l’écrasante majorité des sénégalais souhaite voir ce pays diriger autrement que par la politique politicienne, les compromissions et combines? Comment peuvent-ils espérer planter du bois mort sur un sol argileux, de surcroit en période de sécheresse et voir naître une forêt? Un assemblage de bois mort ne peut donner qu’un fagot de bois mort. Rien de plus.

Quel que soit le bout par lequel je le prends, je ne vois pas comment la transhumance peut faire l’objet d’une explication acceptable. Et je ne parle pas seulement de sa dimension morale. Je parle aussi de son intérêt politique.
Tout acteur politique digne de ce nom doit savoir assumer une opposition féconde et contributive. Car une opposition qui connait son rôle en démocratie et qui est porteuse d’un projet de société alternatif n’a pas moins d’importance que le pouvoir. Si la politique était vue comme un sacerdoce, tous ceux qui s’y engageraient verraient qu’un pouvoir juste et une opposition responsable sont les deux faces d’une même pièce.

J’ai déjà dit à de multiples occasions que l’élite politique sénégalaise porte le même ADN pour avoir été enfantée par le même système politique et socialisée dans la même culture. Ce sont en réalité les membres d’une même famille politique qui se reproduit à l’identique et qui entretient un système généralisé de privilèges (SGP) et de redistribution de prébendes. Qui avait dit que « le Sénégal est une démocratie prise en otage par ses élites”?

A part quelques vaillants patriotes, hélas trop rares et trop isolés dans l’espace partisan pour être visibles, l’essentiel des acteurs de la politique sénégalaise ne voit le pouvoir que comme un abreuvoir.

De cette façon et à ce rythme, aucun développement ne sera jamais possible. Le développement n’est pas qu’un squelette d’indicateurs macroéconomiques. Ce n’est pas un assemblage de projets. Il ne se réduit pas à des cités, des tours et des gratte-ciels. C’est un processus de transformation continue et durable de toutes les structures politiques, économiques, sociales, culturelles, morales, etc. Aucune émergence ne sera possible tant que le système politique et social sera traversé par de telles pratiques. Car l’éthique et la morale sont la principale sève du développement.

Lorsque les démocrates ou républicains perdent le pouvoir aux Etats-Unis, ils vont dans l’opposition et continuent de servir leur pays. En France, la droite qui a perdu le pouvoir il y a quelques années, travaille à le reprendre en tentant d’améliorer son offre politique et de proposer aux Français un autre projet de société.

Nous sommes le seul pays au monde à avoir secrété, dans cette ampleur, une pratique politique aussi laide et monstrueuse.

Nous devons nous entendre, dans les meilleurs délais, sur des règles communes pour réintroduire l’éthique en politique. Les assises nationales comme les recommandations de la Commission nationale de réforme des institutions donnent de pertinentes indications sur la façon de procéder. Et les sénégalais ont majoritairement rejeté la transhumance. Il appartient à chacun de prendre ses responsabilités.

Par Cheikh Tidiane DIEYE
Docteur en Etudes du Développement
Membre de la Plateforme politique “Senegaal Bi Ñu Bëgg”