Pourquoi Bordeaux honore Léopold Sédar Senghor (par Karfa Diallo, essayiste et consultant franco-sénégalais).

 

La Métropole bordelaise organise une série d’événements en hommage à Léopold Sédar Senghor du 10 au 28 novembre 2017.

Je suis arrivé en France dans les valises de Léopold Sédar Senghor. C’était son 90e anniversaire. En 1996. Fraîchement diplômé en droit de l’Université de Dakar, j’avais été associé à l’hommage qui lui était rendu par l’Unesco; en présentant une intervention dont le thème était : « Léopold Sédar Senghor, le message à la jeunesse ».

J’étais loin d’imaginer que je passerais les vingt années suivantes, à suivre sa trace, à critiquer son œuvre et à poursuivre sa quête esthétique d’humanisme. Et, surtout, que je vivrais dans une aussi grande proximité physique et intellectuelle avec le calvaire que la guerre mondiale et la situation coloniale lui imposeront.

Travaillant sur la Première Guerre mondiale, dans le cadre de l’exposition Frères d’âme  en 2014, lorsque je découvris que Léopold Sédar Senghor avait laissé une trace dans la chair de ma ville d’adoption, je ne pus m’empêcher d’y voir un signe. Que Bordeaux, premier port colonial et port négrier français, qui a joué un rôle aussi important dans la colonisation française du Sénégal, soit aussi la ville que les nazis allemands choisirent pour emprisonner le porte-étendard du combat pour l’émancipation des anciennes colonies africaines, était comme un message d’outre-tombe que le père de l’indépendance sénégalaise nous envoyait.

Et l’ironie du sort voudra que ce soit un professeur allemand, Raffael Scheck, qui découvrit « le manuscrit oublié » , un récit de captivité dans lequel Léopold Sédar Senghor raconte ses conditions de détention dans les camps Stalag du sud-ouest de la France. Si nous savions que le recueil de poèmes « Hosties noires » avait été écrit pendant sa captivité, si nous savions l’importance de cet emprisonnement dans sa conscience politique et intellectuelle, très peu d’entre nous, arrivions, cependant, à situer ces fameux camps et à établir des liens avec l’histoire particulière entre le Sénégal et la France.

« Le clan des bordelais »

Bordeaux fut au XVIIIe siècle le port de départ d’expéditions négrières, dont il reste des traces dans l’architecture locale. Bordeaux fut aussi le lieu où l’on envoyait en pension de jeunes de l’élite sénégalaise, de six ou sept ans, pour y faire leurs études. Ce fut surtout le port d’attache des grandes familles bordelaises qui firent fortune au Sénégal, telles les Maurel et Prom ou les Devès, et jouèrent un rôle important au plan commercial mais aussi politique, au point que l’on parla même du « clan des bordelais ».

Des personnalités militaires furent aussi originaires de Bordeaux, tel l’administrateur Henri Gaden, décédé à St-Louis en 1939. On peut aussi rappeler que Bordeaux fut le port de départ des premiers missionnaires qui s’établirent sur la presque-île du Cap-Vert en 1845, avant la fondation de Dakar, ou encore du paquebot Afrique, dont le naufrage, la plus grande catastrophe maritime française, en 1920, fit près de 600 victimes.

Enfin, l’École de santé navale et l’Université de Bordeaux formèrent les premières générations de cadres après l’indépendance de 1960. Une importante population originaire du Sénégal, habite aujourd’hui la métropole bordelaise où un Consulat Général y représente le nouvel État.

Vulgariser la part oubliée des mondes africains

 

Il y a donc soixante-quinze ans, le 14 février 1942, le tirailleur sénégalais Léopold Sédar Senghor, fantassin de deuxième classe affecté au 31e régiment d’infanterie coloniale, quitte la prison du Front Stalag 221 de Saint-Médard en Jalles et rentre à Paris reprendre son poste au lycée Marcelin Berthelot, à Saint-Maur des Fossés.

En révélant aux autorités locales la trace de Léopold Sédar Senghor dans le patrimoine bordelais, il s’agissait de poursuivre le travail de vulgarisateur de la part, souvent oubliée, des mondes africains à l’humanisme. Et, dans une ville au rapport si singulier avec la mémoire africaine, cette découverte réconcilie, apaise et inspire.

Nul ne peut dire ce qu’a pu ressentir, à l’instant de quitter la Gironde et de retrouver la liberté dans une France occupée, l’homme dont le destin a été si intimement lié à la France et qui a cherché tout au long de sa vie à concilier sa double fidélité à l’Afrique, qui l’avait vu naître et lui avait donné cette culture première qui vous marque à jamais, et à cette France, qui lui avait ouvert les horizons d’une autre culture, ou plutôt d’autres cultures, qu’il avait su si admirablement intérioriser.

« Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort

Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ?… »

Mal aimé, incompris et très peu connu par toute une génération de l’Afrique et de sa diaspora postcoloniale, adepte des postures anti-senghoriennes faciles, Léopold Sédar Senghor mérite d’être relu, tant il est vrai que s’il n’y a pas de nègre premier, il ne peut y avoir de nègre second.

Son engagement politique, dans le sillage des mouvements d’émancipation des colonies africaines, est un modèle rare de patriotisme et de démocratie dans un continent ravagé par les guerres et les dictatures. Sa démission en 1981, en dehors de toute contrainte, reste un exemple sans précédent dans l’univers des chefs d’État du 20ème siècle.

L’expérience personnelle de Léopold Sédar Senghor, son œuvre politique, sa poésie et les effets de son idéologie politique sur la construction des Etats d’Afrique dans leurs liens avec la France permettent une réflexion approfondie sur l’éternel combat des peuples colonisés pour de nouveaux rapports avec un Occident dominateur.

par Karfa Diallo

Essayiste et consultant franco-sénégalais, fondateur-directeur de l’association Mémoires & Partages. Son dernier ouvrage : « Sénégal-France : Mémoires d’Alternances Inquiètes », L’Harmattan, 2016.