La croissance contre les inégalités : un dilemme mal assumé dans la déclaration de politique générale du premier ministre !

 

« We know that government by organized money is just as dangerous that government by organized mob»[[1]]url:#_ftn1 Pdt Franklin Roosevelt.

Dans sa seconde déclaration de politique générale (DPG), le premier Ministre Mahammed Boun Abdallah Dionne clame avec assurance et certitude que dans une économie ouverte, c’est l’économique qui détermine le social ! Il justifie ainsi le chapelet de réalisations égrené lors de son long speech comme étant le résultat d’une économie qui se porte bien. Mais l’option idéologique du PM est celle du libéralisme globalisant qui favorise le pouvoir des détenteurs des capitaux au détriment de l’investissement humain. Il ne dit pas clairement, au-delà de chiffres en vrac,  à quels types d’acteurs économiques profite la croissance et quel est son impact véritable sur les populations sénégalaises.

Une politique élaborée sur un faux paradigme économique
Là est le problème, car Monsieur le PM est en retard de quelques années sur les perspectives d’une vision du monde, basée particulièrement sur la théorie du  ruissellement (trickle down effet) qu’il semble répéter dans sa déclaration en affirmant que  « l’économie détermine le social ». Cela veut dire en termes clairs que si on encourage l’investissement des grandes entreprises, notamment étrangères, elles augmenteront la production, créeront de l’emploi et que les bons effets de la richesse créée auront ruisselé pour atteindre tout le monde. Ce qui relève d’une vue de l’esprit car, selon de grands économistes, ce postulat  n’a jamais été démontré.

Dans un récent article paru dans l’Observateur (France), le journaliste  Pascal Riché qualifie cette conception de « fable » des années 80[[2]]url:#_ftn2 imaginée par un jeune directeur du budget du président des USA de l’époque, Ronald Reagan. Même les instigateurs et bras séculiers du néolibéralisme dominant ont reconnu l’échec d’un tel système. En effet aussi bien les hauts représentants de la Banque mondiale que du FMI ont officiellement renié cette conception économique, en constatant l’ampleur des inégalités créées par le système qui l’utilise comme levier de redistribution.

Sur la base de leurs propres recherches, des experts du FMI constatent plutôt que « l’augmentation de la part du revenu des pauvres et de la classe moyenne augmente la croissance, tandis qu’une augmentation de la part du revenu des 20% supérieurs entraîne une croissance plus faible – c’est-à-dire que lorsque les riches s’enrichissent, les avantages ne se répercutent pas sur le revenu. ».

Ce constat empirique s’inscrit en porte-à-faux vis-à-vis de l’impact économique supposé des politiques et pratiques fiscales destinées à optimiser les gains des détenteurs des capitaux au détriment des travailleurs et des Etats.

Pourtant, l’option du gouvernement du Sénégal consiste à davantage réduire les taxes et impôts auxquels les investisseurs doivent faire face, notamment avec les généreuses incitations fiscales dans les industries extractives, les zones économiques spéciales qui pullulent grâce aux largesses sur le patrimoine foncier, voire même les déclassements de forêts classées, etc. Au même moment, la classe moyenne est pressurisée avec l’augmentation de l’impôt directement prélevé sur les revenus du travail, les taxes sur les produits de consommation dont le ciment, le carburant, les billets d’avion, etc.

On remarque également dans les propos du PM une grande incohérence entre cette assertion  du primat déterministe de l’économie sur le social et l’axe qu’il dévoile ensuite pour justifier la stratégie qui supporte la transformation de la structure économique. En effet, il proclame les leviers  fondamentalement  sociaux  comme  la microfinance et l’économie solidaire, ainsi que la protection sociale comme axe de travail du gouvernement. A la fois, il privilégie les Partenariats Publics Privés (PPP) qui, dans le temps de la précipitation vers la « cour des grands », bénéficie plus aux entreprises étrangères à qui sont confiées les plus grands chantiers économiques du pays. Une sorte de schizophrénie difficile à traiter tellement la contradiction est flagrante et élastique. S’y ajoutent des amalgames qui frisent la légèreté comme, par exemple, associer la qualification de l’équipe nationale du Sénégal aux facteurs de performance économique ! L’hirondelle qui décrète le printemps ?

Croissance et Inégalités : les faits disent le contraire.
La volonté du PM de combattre les inégalités est louable. Mais pour comprendre un fléau il faut connaître ses causes. La stratégie déclinée dans la DPG ne semble pas suivre une logique congruente avec l’explication scientifique des inégalités.

Plusieurs recherches dont celles menées par l’ONG internationale OXFAM démontrent que les inégalités entravent le potentiel de réduction de la pauvreté par  la croissance: le pouvoir de la croissance de réduire la pauvreté dépend de la maîtrise des inégalités. Les cas illustratifs foisonnent. La Zambie et le Nigeria ont les pires performances s’agissant de la capacité de la croissance à réduire les inégalités. Au moment où en Zambie, le taux de croissance du PIB de 7% produit 50% de millionnaires de plus et 2% de pauvreté en plus, les revenus des 10% des plus pauvres baissent de 42%  tandis que ceux des 10% les plus riches augmentent de 40%. Le Nigeria enregistre également un taux de croissance du PIB de 7%, mais les revenus des riches augmentent de 18% et ceux des pauvres de 12% seulement. Il est donc clair que la croissance ne ruisselle pas.

Un autre problème lié  à cette option libérale globalisée qui ne permet pas d’atteindre les plus pauvres à travers les politiques publiques est lié aux comportements de complicité entre les élites du monde des affaires et gouvernementales, particulièrement, la corruption. Il se trouve que les deux tiers de la richesse des milliardaires dans le monde proviennent de l’héritage, ou des passe-droits au sein de l’élite capitaliste. Sous nos tropiques, nous avons appris que dans les régimes présidentialistes, les chefs d’Etat font les milliardaires à travers les marchés publics et autres formes de transactions financières exceptionnelles, très souvent entachées de délits d’initiés et de conflits d’intérêts.

Une forme de partage de la richesse nationale qui défie les principes de la démocratie sociale. Sans compter les pratiques de corruption utilisées par les grandes entreprises étrangères pour gagner les faveurs de nos gouvernants. Les media américains nous apprennent que les 50 premières entreprises américaines ont dépensé plus de 475 millions de dollars dans des activités de lobbying – et pour chaque dollar dépensé, elles bénéficient de 1350 dollars d’allégements fiscaux. Des pratiques qui encouragent la corruption et les délits connexes qui ne profitent qu’aux détenteurs de capitaux et aux fonctionnaires corrompus.

La conclusion est évidente. L’économie fondée sur la démocratie libérale ne pourra jamais vaincre les inégalités qui sont les fruits naturels de l’arbre à problèmes. Egalement l’économie de rente qui fonde la croissance et les connivences entre investisseurs et élite gouvernante ne favoriseront jamais une gouvernance démocratique des ressources localement mobilisées.

Le courage de s’assumer face à un faux dilemme
Il y a donc un choix évident à faire entre l’approche néolibérale et une approche plus progressiste d’une économie à visage humain. Le PM ne semble pas vouloir faire le choix ou, du moins, manque de courage pour trancher son dilemme. Un dilemme entre l’option d’une transformation économique inclusive et solidaire et l’option, plus facile, d’une économie rentière captée par une  élite cupide et occasionnellement philanthropique. Un dilemme qui ne permet pas au  pilote du gouvernement de trancher en faveur d’une politique fiscale et d’une politique monétaire plus agressives et souverainistes, pouvant permettre un accompagnement et une protection des acteurs économiques nationaux. Mais aussi une logique plus portée par des valeurs sociales et solidaires que par la compétition pour entrer dans  la« cour des grands ». Une attitude qui octroie plus de responsabilités à un Etat fort qui mobilise ses propres citoyens dans une œuvre collective de transformation économique favorable à la construction d’un bien-être collectif.

La limite de la conception primo-ministérielle de la politique définie par le Président de la République – et dont il a la charge de la conduite – est donc objective. Elle est faussée à la base par l’absence de paradigme clair, d’où une incohérence notoire entre les principes déclarés et les actes posés. D’où une absence de liberté dans la formulation des politiques publiques.

D’où un choc visible entre la soumission volontairement à une logique de domination de certains « partenaires au développement » et le devoir de se conformer à la lame de fond d’une société objectivement placée dans une orbite progressiste. Notre représentant à la primature a certes une noble tâche à accomplir, mais il a du mal à se débarrasser des chaînes qui le lient aux mandants du consensus de Washington. Il est à plaindre pour le courage qu’il n’a pas de faire bouger les choses dans le sens qui répond durablement aux aspirations des citoyens sénégalais.

Elimane H. KANE
LEGS-Africa, think tank panafricain.

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