17 ans passé en France “Partir a été très dur, revenir a été difficile” Entretien avec Baganda Sakho

Propos recueillis par Michaël Rodriguez / Tambacounda.info /

baganda
Baganda Sakho, ancien émigré, est le président du Conseil rural de Kothiari, une commune située dans la région de Tambacouda. Il évoque ses 17 années passées en France, ainsi que son retour au village, à Koar, dans la commune de Kothiari.

Quand et dans quelles circonstances avez-vous quitté le Sénégal pour émigrer?
Je suis parti dans les années 1970, comme tout bon soninké – je suis d’une ethnie qui voyage beaucoup. Tous les jeunes voulaient aller à l’aventure. Avant nous, nos aînés allaient au Zaïre, en Afrique centrale. Ma génération est allée en Europe, les gens avaient envie de voyager et de gagner de l’argent. Je suis parti sans projet précis, si ce n’est d’aller soutenir la famille restée au village et de faire des investissements.


A cette époque, la situation était-elle meilleure ou moins bonne qu’aujourd’hui?

Elle était meilleure. C’était aussitôt après les années de sécheresse. Il pleuvait en moyenne plus de 1000 millimètres par année, donc plus qu’aujourd’hui.

Combien étiez-vous, de votre village, à partir en France en même temps?
Nous étions quatorze du village de Koar, qui comptait à l’époque 200 habitants. Aujourd’hui il y en a une trentaine en France.

Pour combien de temps pensiez-vous partir?
Dans ma tête, je partais pour deux ans. Je voulais économiser le maximum d’argent, acheter une moto; quand j’étais jeune, je rêvais d’avoir une moto, vu l’état de nos routes qui sont très difficiles. A l’époque, on ne voyageait qu’avec les charrettes ou à dos d’âne. Seuls quelques privilégiés avaient une bicyclette. Je voulais acheter aussi des équipements agricoles: des charrues, des houcines, des semoirs et des bœufs. Finalement, je suis resté quatorze ans de plus que prévu, soit presque dix-sept ans.

Quelles ont été vos activités en France?
Mon premier emploi était celui de magasinier dans une parfumerie. Je me suit dit que j’allais apprendre un métier, je n’avais pas envie de faire le ménage ou de travailler à la chaîne comme mes aînés. J’ai suivi une formation en plomberie et sanitaires, ensuite j’ai travaillé comme plombier. J’étais en contact avec les étudiants sénégalais établis en France ainsi qu’avec d’autres migrants qui étaient des militants et voulaient que l’Afrique soit vue autrement. A partir de ces mouvements et de l’association des travailleurs sénégalais nous avons créé une association, dont j’ai même été le secrétaire général. Alors des idées sont venues de revenir au pays ! pour faire autre chose, pour contribuer au développement de nos villages d’origine.

Votre arrivée en France a-t-elle été un choc?
Ma grande surprise a été ma première nuit à Paris dans un foyer, dans un lit minuscule que je partageais avec mon oncle. Je me suis dit que je n’étais peut-être pas encore en France. J’étais arrivé tard la nuit, je me suis dit: “demain j’irai en France!” Au début, ça a été très très dur pour moi. Ce n’est pas la même manière de vivre. Les gens sont tout le temps fâchés, ils ne se parlent pas. On dépasse les gens et on ne dit pas bonjour. Au debut, je passais tout mon temps à dire bonjour, même dans le métro. A force d’y rester on s’habitue à ne plus saluer, mais ça m’a marqué à vie, le fait que les gens ne se parlent pas. Les gens courent, les gens sont stressés, ils ne sont jamais contents dans la région parisienne. C’était un très grand choc.

Comment avez-vous gagné l’Europe?
Quand on parle des immigrés clandestins, moi ça me fait rire. Au départ, les immigrés sont tous clandestins. Nous sommes partis clandestinement. J’ai voyagé par Aéroflot, qui faisait Bamako-Tripoli, Tripoli-Tunis, Tunis-Rome et Rome-Bruxelles. A l’époque, on n’avait pas besoin de visa entre le Sénégal et l’Italie ainsi que la Belgique. Et de Bruxelles je suis allé en taxi! Quand je suis sorti de l’aéroport le taximan m’a demandé où j’allais. Je lui ai répondu que j’allais à Bruxelles Midi pour prendre un train. Il m’a dit que ce n’était pas prudent, que si je prenais un train pour la France ils allaient me refouler, mais!  que lui pouvait m’emmener pour 1500 francs. Je n’avais rien compris, je pensais que c’était 1500 francs CFA ! Finalement, mon oncle, qui m’a accueilli à mon arrivée à Paris, a été oblige de payer les 1500 francs français…

Quel statut aviez-vous en France?
A l’époque, on n’avait pas besoin de statut, de carte de séjour. Tu as ta carte d’identité sénégalaise, tu cherches un emploi, c’est tout. Après avoir été engagé, c’est l’employeur lui-même qui payait les frais pour la visite médicale obligatoire. A l’époque, Pompidou était président de la République. C’est avec l’avènement de Giscard d’Estaing que l’on exigeait la carte de séjour pour les Sénégalais. Nous avons tous été régularisés.

Qu’est ce-qui a motivé votre retour au Sénégal?
J’ai beaucoup travaillé avec des étudiants sénégalais et français qui soutenaient les pays du tiers-monde, ainsi qu’avec des ONG et des associations à but non lucratif. Nous avons mené une réflexion. La plupart de ceux qui vivaient dans les foyers de la région parisienne venaient du milieu rural, paysan. Et on se trouvait là entre les tours et les gratte-ciel! On s’est dit qu’il serait bon de sortir. On a pris contact avec des associations paysannes françaises, on louait un car et on allait passer le week-end dans des familles françaises. Après vingt ou trente ans en France, la plupart de nos aînés n’avaient jamais mis les pieds dans une famille française. C’! était l’occasion pour eux de découvrir. Parce que dans les foyers, on vit en territoire français mais on vit comme si on était au village. Donc nous voulions savoir comment vivent les paysans français. Cela a donné l’envie à certains d’entre nous de revenir pour essayer d’organiser chez nous l’agriculture et l’élevage, de faire de la sensibilisation, de la conscientisation auprès des jeunes pour freiner l’exode rural et la migration.

A-t-il été plus dur de partir ou de revenir?
Les deux. Partir a été très dur au début. Arrivé là-bas, j’étais déçu, parce que dans ma tête, Paris c’était le paradis sur terre. J’ai déchanté quand j’ai vu comment les gens vivent, bossent, comment les migrants vivent dans les foyers, isolés dans des taudis. Nous logions dans une école primaire transformée en dortoirs, avec des lits superposés. Le capacité d’accueil était de 400 lits, nous étions 800. Au bout d’un an, j’ai loué un studio. Mais j’étais attaché au foyer; j’y passais tous les week-end en famille.

Le retour a aussi été très difficile. Après dix-sept ans en France, on a pris des habitudes, dont celle d’avoir de l’argent. Ce n’est pas facile de se dire qu’on va revenir cultiver son champ, tout cela pour ne récolter qu’une fois par an. Il y a aussi des habitudes alimentaires qu’on a prises. En ce qui me concerne, il y a trois choses dont je n’ai pas pu me débarrasser jusqu’à présent et qui me coûtent excessivement cher: la charcuterie que j’ai beaucoup appreciée, même étant musulman, le café – j’ai du mal à boire du Nescafé – et aussi le bon vin…

Vous êtes-vous senti en décalage avec la société sénégalaise à votre retour?

Au début, oui. Le décalage était énorme, je dis bien énorme. La chose qui m’a le plus frappé: la fille d’un de mes cousins est décédée, elle était atteinte de diarrhée, de vomissements, elle était carrément désydratée. C’est une fille qu’on aurait pu sauver si on l’avait emmenée a Tamba, ou même au poste de santé de Kothiari ou même en lui faisant boire de l’eau salée sucrée. J’étais très choqué. Ici, les gens sont très fatalistes: c’est le destin, c’est Dieu qui a décidé ainsi. Des enfants mouraient de maladies bénignes, ça ma beaucoup choqué. Quand la rougeole arrivait au village, ça faisait des ravages. A ce niveau-là, nous les migrants avons eu une action positive: la diarrhée et la rougeole tuent de moins en moins, nous avons monté une case de santé, il y a beaucoup d’animations et de sensibilisation dans les villages.

Qu’est-ce qui avait changé au Sénégal pendant votre absence?

Pas grand chose. Sauf sur le plan culinaire. On mangeait très peu de riz quand j’ai quitté mon village. Mais avec la migration et la diminution de la pluviométrie, au lieu de manger les céréales qu’on produit, les gens consommaient beaucoup de riz, et du riz importé d’Asie. Cela m’a choqué. D’ailleurs, dans ma famille on m’appelle “le compliqué” parce que je préfère manger mon maïs ou mon sorgho, parce que j’ai une option pour la souveraineté alimentaire, c’est ma vision. Je ne suis pas pour la dépendance de produits importés dont on ne sait même pas où et par qui ils ont été cultivés, ni s’ils sont génétiquement modifiés. Ava! nt, on ne mangeait le riz produit localement que deux fois par an: à la fête de Korité et la fête de Tabaski. Et maintenant, pratiquement tous les midi, c’est le riz, encore le riz, toujours le riz!

Comment avez-vous été reçu par votre entourage?
Quand nous sommes rentrés, le premier combat c’était nos familles. Avant, chaque mois ou chaque deux mois elles recevaient des mandats pour acheter des condiments, pour soigner les enfants. Et une fois sur place, plus rien. Ma propre famille ne m’a pas compris. Un jour, ma mère m’a dit: “au lieu de t’occuper de ta famille, tu viens travailler pour le village”. Même ma femme n’était pas très contente de moi. Elle était contente que je sois près d’elle – avant on restait deux ans sans se voir- mais sur le plan pécule, ce n’était pas la joie. Elle était la moins bien habillée du village parce que je n’avais plus d’argent pour payer des habits.

La deuxième difficulté a été de faire passer le message. De faire comprendre aux gens pourquoi on est là. Le migrants restés en France disaient que nous étions rentrés pour fuir l’hiver, que nous étions des feignants. Certains migrants ont cherché à nous discréditer. Ils disaient: “Ils ne sont pas là pour le développement du village, ils ont fui l’hiver”.

Sur les quatorze que vous étiez à émigrer ensemble, combien sont rentrés?

Nous sommes rentrés les quatorze, mais au bout d’un an, onze ont rebroussé chemin. Ils n’ont pas pu tenir. Donc nous sommes restés trois.

Cela vous a déçu?
Oui. Et ça nous a affaiblis. Nous avions organisé notre retour, nous nous étions partagé les tâches et les rôles. Avant de venir, nous avions fait des formations. Moi en agriculture et élevage, d’autres en santé. Cela nous a désorganisés. Au lieu d’avoir une seule association forte pour la région, nous avons créé des associations intervillageoises par zone.

Comment évaluez-vous les effets de l’émigration dans votre région?
La migration a beaucoup amélioré les conditions de vie dans les villages. Avant, il n’y avait que des toits en paille et des cases en brique banco. Aujourd’hui on voit dans le département de Bakel de très belles maisons, même si elles sont parfois mal conçues pour la chaleur de la région de Tambacounda. Sur le plan sanitaire, les migrants ont beaucoup apporté, par la mise en place de cases et de postes de santé. En matière d’infrastructures, ils ont développé les transports entre les différents villages et les équipements agricoles.

Par contre, mon point de vue personnel c’est qu’il y a eu aussi des investissements de prestige. Je veux parler de la concurrence des belles mosquées, au détriment des actions prioritaires. Les mosquées, c’est bien, je ne suis pas contre. Mais avant de construire une mosquée, il faut se demander si c’est ça qui est prioritaire, ou plutôt la construction d’un poste de santé. Au lieu d’investir 24.5 millions de francs CFA (environ 60’000 francs suisses) dans une mosquée, ne vaut-il pas mieux en investir 20 dans un poste de santé, et prendre en charge un poste d’infirmier ou d’infirmière? Si on me donne le choix, je choisis la case de santé.

Il y a aussi l’achat de bétail. Une famille que je ne vais pas citer a au moins 200 à 300 bovins, mais le matin elle achète du lait en poudre pour la bouillie ou le café. Ce sont des investissements de prestige, ça ne sert à rien. Et quand viennent des années de sécheresse, les animaux meurent par dizaines. Ne serait-il pas mieux de pratiquer la stabulation des animaux, d’avoir un troupeau à taille humaine qui produit du lait ou de la viande?

Troisième inconvénient de l’émigration: nous avons rendu les villageois dépendants. Tout vient des mandats, de la France, des Etats-Unis ou d’ailleurs. Les jeunes dans les villages s’habillent comme des jeunes Parigos. Ils sont mieux habillés que les jeunes de Tamba ou de Dakar. C’est le frère, le cousin, ou le papa émigré qui a amené ça. Les jeunes deviennent feignants, ils ne rêvent que de partir.

Arrivez-vous à faire passer le message que l’on peut aussi s’en sortir en restant au Sénégal?
Difficilement. Mais les choses avancent peu à peu. Cette année, nous avons été invités par la commune jumelle de Kothiari, Montrevel en Bresse, dans le département de l’Ain. Je suis parti avec quelques représentantes des femmes dont les enfants ont émigré en France. Elles ont passé deux semaines avec des paysans, elles vivaient dans des familles. Une maman m’a dit: “là où on loge, elle ne dort pas! Elle commence sa journée à 5h du matin et quand on se couche, à 23h, elle est encore occupée”. Nous sommes aussi allés une journée à Paris. Je leur ai expliqué que leurs enfants n’avaient pas la place de les héberger, qu’elles n’avaient pas où dormir. Cela a fait un déclic. La!  maman s’est rendue compte que son fils est fatigué, qu’il a une vie dure. Elle ne va plus demander de mandat pour un oui ou pour un non. Il faut encourager ce genre d’échanges.

Comment évolue le phénomène de l’émigration?
Dans ma zone, ça stagne. Ce qui a beaucoup découragé les gens, c’est que certains ont sacrifié leur bétail, vendu leurs taureaux, dépensé toutes leurs économies; ils sont allés jusqu’en Espagne, mais le gouvernement sénégalais, en accord avec le gouvernement espagnol, les a tous rapatriés.

Avez-vous vécu des tragédies dues aux départs en pirogues?

Dans la communauté rurale de Kothiari, nous avons eu quatre ou cinq cas de gens qui ont péri dans les bateaux en 2007. Le total dans la région se monte à près de 50.

Que pensez-vous du durcissement des politiques migratoires en Europe?
Les Occidentaux sont en train de commettre une erreur. Même s’ils mettent des murs jusqu’au ciel, les gens vont passer. La solution, je pense qu’on la trouve dans l’ouverture. Tant qu’il a la fermeture verrouillée, les gens voudront savoir ce qui se passe derrière. Peut-être que sur 2000 personnes qui vont partir, 1500 mourront en cours de route. Mais 500 passeront, qu’ils le veuillent ou non. S’il y avait une politique d’ouverture, les gens se mettraient à démystifier l’Europe. Il y en a qui partent alors qu’ils ne sont pas pauvres. Ils pensent que ce qu’ils gagnent ici, c’est peu, et que s’ils vont là-bas ils auront une vie meilleure. S’ils voient que la vie est meilleure à Dakar ou à Koar, ils ! reviendront.

Avec tout ce que les pays européens ont pillé ici comme ressources minières notamment, on peut dire que l’Afrique a beaucoup contribué à leur développement. Et aujourd’hui, ces pays disent que les migrants sont le déchet humain et qu’ils doivent rester chez eux. Quoi qu’ils fassent, ces déchets humains viendront les trouver.

Le sommet, c’est quand la France parle de l’immigration choisie, ou de l’immigration concertée. Pour l’Afrique, c’est très grave. Prendre tous les cerveaux dans les pays du tiers-monde, les amener en Occident et ne laisser que les coquilles vides, c’est une insulte pour tous les intellos africains. Je n’ai pas compris pourquoi les gouvernements n’ont pas réagi. Le problème, c’est que la plupart de nos dirigeants sont des dictateurs. Ce qui les intéresse, c’est de savoir comment se remplir les poches, comment voler l’argent pour le placer en Suisse, tout en étant couverts par l’Occident. Si ça continue comme ça, j’ai peur pour le continent.

Comment voyez-vous l’avenir de votre région?
La première ressource c’est l’agriculture, le dernier bastion du Sénégal. Il faut travailler sur la revitalisation des vallées fossiles en récupérant les eaux de ruissellement, améliorer les semences, former les paysans, développer le secteur de la transformation. Il nous manque aussi des lycées agricoles, qui donneraient une formation technique applicable sur le terrain. L’idée qu’après mon bac je serai médecin, fonctionnaire ou ministre, il faut se l’enlever de la tête. Nous sommes d’autre part dans une région riche en ressources minières: fer, phosphate, or, marbre. Malheureusement, toute région riche en ressources minières est un foyer de tensions potentiel. Il s’agit donc de travailler à la prévention de la tension.