(Dossier) Réforme des daaras : Fatwa contre Macky

 

Animé d’une volonté de réformer l’enseignement coranique au Sénégal, l’Etat est depuis quelques temps dans une situation indélicate parce que opposé aux acteurs de ce secteur qui ne veulent pas entendre parler de ce projet de loi portant modernisation des daaras. Interviewés ou participant à des débats télévisés ou radiophoniques, la plupart des maîtres coraniques ont été catégoriques sur cette question. Pour eux, si l’Etat veut moderniser les daaras, il n’a qu’à donner les moyens financiers et matériels nécessaires pour offrir aux enfants les meilleures conditions d’apprentissage des versets coraniques. Un point sur lequel s’accordent beaucoup d’entre eux, de même que les guides religieux et les acteurs de la société civile qui disent être tous d’accord sur le principe et l’esprit de ce projet. Pour ces derniers, c’est le libellé de ce projet de loi portant modernisation des daaras qui a suscité des controverses au Sénégal et a engendré des réticences. C’est l’avis, en tout cas, de la Fédération nationale des associations d’écoles coraniques du Sénégal (Fnaecs).
Ce que les maîtres coraniques rejettent
Secrétaire général de la Fédération nationale des associations d’écoles coraniques du Sénégal (Fnaecs), Oustaz Adama Seck explique : «On nous avait convié à une rencontre. On avait fait beaucoup de propositions, mais cela n’est apparu nulle part dans le projet de loi. Et si on est contre, c’est parce qu’on avait fait plusieurs amendements qui n’ont pas été pris en compte dans le document qu’on veut soumettre aux députés. On avait demandé qu’on nous montre le document avant validation, cela n’a pas été fait non plus».
Ex-collectif national devenu fédération, depuis octobre 2011, la Fnaecs est forte de 712 entités regroupant au moins 16 800 daaras présents dans les 45 départements du Sénégal. Oustaz Seck chiffre le nombre d’apprenants inscrits et pris en charge par les membres de ladite fédération créée en 2008, à plus de 2 millions de talibés.
Responsable d’un daara, aux Parcelles Assainies, il a rappelé qu’un accord cadre pour la promotion des daaras au Sénégal a été signé à Dakar le 1er décembre 2010 entre Moustapha Lô, le président de la Fnaecs et Kalidou Diallo, à l’époque ministre de l’Enseignement préscolaire. Quatre (4) ans après la signature de l’accord, l’Etat semble ranger tout aux oubliettes. La Fédération dit avoir noté, aussi bien sa non-implication dans le processus, alors que les prêcheurs et les journalistes ont été invités à donner leur avis sur le projet de loi, que la non-prise en compte des points contenus dans l’accord-cadre que les deux parties avaient paraphé. Ce que déplorent les membres du Bureau exécutif national de la Fnaecs qui estiment qu’il n’y a pas eu de concertations avec les vrais acteurs.
Le gouvernement invité à une large concertation nationale
Des acteurs de ce secteur réunis au cours d’une rencontre initiée, récemment, sur la question par la Plateforme pour la promotion des droits humains (Ppdh), structure réunissant des acteurs de la société civile qui portent en commun l’objectif d’éradication de la mendicité forcée des enfants au Sénégal, ont salué l’esprit. Coordonnateur de la Ppdh, Mamadou Wone et ses collaborateurs ont salué cette volonté, mais disent être contre certains points soulignés dans ledit projet.
 «Le projet de loi tel que libellé est controversé, mais dans son esprit, il est à saluer. Car il vise le rétablissement de l’équité et l’égalité républicaines entre les différentes offres d’enseignement. Il marque une certaine volonté politique de diversifier l’offre publique d’éducation inclusive en instituant des passerelles entre l’enseignement coranique et l’éducation formelle élémentaire et primaire», a-t-il indiqué. Ayant constaté le rejet dudit projet, par certains maîtres coraniques et leaders religieux, la Ppdh a invité le gouvernement à entamer une large concertation nationale sur le projet avec l’ensemble des organisations de maîtres coraniques, des représentants des foyers religieux islamiques, des acteurs publics et de la société civile impliqués dans la prise en charge de la problématique des daaras.
30 000 enfants mendiants sur un effectif de total de 54 837 talibés recensés à Dakar
 «Les daaras sont confrontés à une extrême précarité des conditions d’apprentissages et de vie pour ses pensionnaires (talibés) internes, mais aussi marginalisés alors qu’ils constituent les premières écoles historiquement connues, confie M. Wone. Ce qui fait que, selon lui, la plupart des talibés sont soumis à la mendicité. Et rien que dans la région de Dakar, près de 30 000 enfants mendiants sur un effectif de total de 54 837 talibés ont été recensés, indique la Ppdh citant une récente étude de cartographie des écoles coranique de la région de Dakar, réalisée par la Cellule nationale de lutte contre la traite des personnes.  Au Sénégal, plus de 50.000 daaras sont répertoriés.
Né du temps du régime socialiste, dépoussiéré par les libéraux, le projet de réforme des daaras a connu une évolution fulgurante entre les mains de l’autorité. Seulement une des causes du rejet se trouve dans la volonté de l’Etat de limiter la scolarité à une durée de huit ans divisés en trois phases, dont une première étape de 3 ans, consacrée à la mémorisation du Coran.
Mohamed Niasse, un maître coranique établi à Yeumbeul, pense que  le manque d’information claire sur la question est à l’origine du rejet de ce projet. « Le problème est qu’en réalité, ceux qui parlent et décident au nom des daaras ne sont pas responsables de daara. Ils ne sont pas des interlocuteurs fiables dans ce dossier», dit-il.
A Touba, les maîtres coraniques se barricadent
A Touba, la capitale du mouridisme qui concentre un nombre important de daaras, avec plus d’un million d’habitants, le rejet du projet de loi est presque unanime. Selon Khaly Diakhaté, président de l’association des écoles coraniques du Sénégal, section Touba, il existe 1042 daaras dans la localité, selon le recensement de  2009 sur le sujet. Un chiffre qui a certainement évolué, six ans après. Il est important de rappeler que les maîtres coraniques de Touba et environs, qui rejettent le projet de réforme des daaras tel que formulé par le gouvernement, bénéficient de l’appui et du soutien du Khalife général des mourides, Serigne Sidy Makhtar Mbacké à qui ils ont expliqué les motivations de leur rejet du projet. Ce qui ne facilite pas la tâche au gouvernement, contraint à reformuler son projet de modernisation des daaras, cette fois-ci de concert avec les acteurs.
Iran Ndao : «Mame Abdou Aziz Dabakh était contre ce projet»
Prêcheur à la Sentv, Iran Ndao est de ceux qui sont contre ce projet. «En vérité cette affaire avait été soulevée du temps où Mame Abdou Aziz Sy Dabakh était en vie. Khalife général des tidianes, il avait fustigé cette volonté étatique. Ce qui avait poussé les autorités à reculer. Seulement, le véritable problème est qu’on ne peut pas obliger une  personne à faire ce que l’on veut sans qu’il ne comprenne les tenants et les aboutissants. Ce qui pose aussi véritablement problème, c’est qu’on ne sait pas combien de milliers ou de millions de daaras existent au Sénégal. Donc, cela revient à dire que ce sera très difficile de faire passer ce projet. Les maîtres coraniques sont très nombreux et éparpillés. Les regrouper ne sera pas chose aisée», dit-il.
Serigne Mbaye Thiam : «Qu’on nous souligne ce qui n’est pas bon dans le projet»
Pour sa part Serigne Mbaye Thiam, ministre de l’Education nationale, qui participait à un débat télévisé à la Rts,  a  précisé que «l’Etat est prêt à engager le dialogue, dans le calme et la sérénité». «Je vais soumettre aux Sénégalais le projet de loi sur le net et les médias pour recueillir leurs idées, suggestions et critiques. Nous voulons qu’on nous souligne ce qui n’est pas bon dans le projet, ce qu’il faut améliorer et ce qu’il faut enlever», propose-t-il.
En tout cas, pour l’heure, le projet de modernisation des daaras a plus de chances d’être rangé dans les tiroirs que d’être appliqué.
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