Kharakhéna : Dans l’ivresse de l’or

 

Comme toute mine, la zone d’orpaillage kédovine de Kharakhéna, à 24 km du département de Saraya, n’échappe pas à son lot de superstitions, de désillusions et de réconforts.

La montagne ne trouvait pas de répit. Sondée, percée, fouaillée, évidée, elle continuait de déverser ses viscères, sous les coups de pioches de la seule équipe présente sur le site de Kharakhéna. Ce jour-là était pourtant, «Siggi loxxo» à la mine kédovine. Les orpailleurs, d’horizons et de langues différents, avaient fini d’inventer là une sorte d’Esperanto religieux. «Les lundis et vendredis sont considérés comme des jours trop lourds pour creuser la terre. On en a fait donc des jours de congé», dit Konaté. Fantôme ocre dans la montagne, il ne signale sa présence que par le rythme régulier de sa pioche contre la paroi rocheuse. Avec Fara et Fodé, ses compagnons burkinabè, il avait décidé de tester cette superstition. De se mesurer au génie protecteur de l’or. Un vieillard dont la première apparition dans la contrée est chantée plus qu’elle n’est contée. Cette visite remonte au temps où la ruée transforme les premiers mineurs en excavateurs sans foi ni loi. Violentant continuellement la montagne à la recherche du filon. Le génie a une exigence contre sa bénédiction : redonner à la terre sa dignité. «Il a soufflé aux premiers hommes d’élire une femme pour défendre les intérêts de la montagne.» Mamadou, patriarche aux traits anguleux et à l’accent chantant, raconte cette histoire de nuit, confortablement installé dans son hamac, dans la cour de sa maison. L’une des rares construites en dur. A la télé passe une des réalisations d’Idrissa Ouédraogo, dont la bande-son transcende le virtuel pour s’accorder au récit du génie protecteur. Mamadou est le mari de la Diouratigui, la femme choisie par le destin pour protéger la montagne et organiser le travail. On tombe des nues devant une silhouette aussi «normale». Elle en rit de malice. Torse nu, sa seule particularité réside dans l’amulette attachée à son avant-bras. Et dans sa propension à répondre par monosyllabes. Peut-être pour ne pas trahir sa connaissance de la langue wolof. Elle est malienne, arrivée à Kharakhéna depuis toute petite. Son âge doit avoisiner maintenant la cinquantaine. Ses jambes ont pourtant la fraîcheur de la jeunesse, lorsque le lendemain, elle arpente la mine pour une visite privée. La montagne qui garde l’or enfoui dans ses entrailles est à 2 kilomètres de là, sur le versant est. En face, une luxuriante végétation témoigne de ce qu’elle a été autrefois. La terre a été tant et tant de fois retournée qu’elle ne garde plus de sa nature que les troncs d’arbre gisant, abandonnés ça et là, sur le chemin. Il faut rester constamment alerte, en empruntant le sentier qui ouvre la voie vers la crête. Alerte et leste à cause des trous (diouras) creusés partout. Il y en aurait plus de 600, certains font jusqu’à soixante mètres de profondeur et ne sont signalés par aucune précaution. On en viendrait presque à bénir les éboulements qui rendent visibles ces excavations depuis la route.

Konaté, Fara et Fodé continuaient d’éviscérer la montagne et de transgresser la loi du génie protecteur. Derrière eux, la Diouratigui avait décidé d’ignorer leur présence. Ni un regard, ni un mot. Au loin, le ciel s’assombrissait et les nuages marchaient sur la mine, d’un air menaçant. «La pluie sera là dans un instant», prophétise-t-elle, dans une sorte de colère rentrée. A Kharakéna, les interdits organisent le travail. Ils reposent sur un mysticisme dont la Diouratigui est le chaman. Le catalyseur entre la folie matérielle des hommes et la colère ravageuse des Esprits. C’est elle qui établit les régles, préside au partage de l’or, arbitre les conflits, renvoie éventuellement les crimes à l’amas de baraquements et de tôles qui tient lieu de gendarmerie. De jour, les témoignages se répètent. Les sacrifices se font avec des chèvres ou de la cola blanche. De nuit, ils se découvrent. Mohamed Diaw, commerçant sénégalais, est une ombre qui hante l’une des ruelles les plus sombres de ce no man’s land. «Il y a beaucoup de problèmes à Kharakhéna, mais les responsables ne le diront pas. Il y a des sacrifices d’humains. Il y a beaucoup de marabouts. On parle d’éboulements, mais il y a beaucoup de meurtres dans les diouras à cause de ces sacrifices. Le mysticisme est omniprésent, mais les gens ne le diront pas. Ils ne veulent pas que l’on sache.»

Le cimetière, coincé entre le quartier des prostituées et les cantines des commerçants, bordé de part et d’autre, par un dépôt sauvage d’ordures et par des latrines, est d’un abord macabre. L’endroit reçoit exclusivement des cadavres d’une nationalité autre que sénégalaise. Ces corps n’ont pas de parents assez proches pour demander des comptes. Leur seul tort dans leur sort. Lorsque les marabouts, «faiseurs de riches», décrétent le sacrifice d’hommes, ces orpailleurs isolés seraient les premières victimes. D’asphyxie ou d’éboulement. «Et alors, réapparaît le filon.» Une autre croyance dit que ce filon devient abondant au contact de fluides corporels féminins. «Il arrive que le proprétaire couche avec une femme dans le dioura», soufflent encore les ombres. Des pratiques mystiques réfutées par la Diouritagui et par le chef de village, Sadio Cissokho. Installé depuis 1979, date du peuplement de Kharakhéna, ce Malien d’origine est catégorique. Il existe une règle qui bannit des diouras toute fille à l’accoutrement provocateur. Pour les sacrifices d’humains, il ne se rappelle que de l’année 2014 où il y a eu beaucoup de morts inexpliquées. Des morts mystérieuses dues en fait, à une épidémie de fièvre jaune mal diagnostiquée. Loin du bain de sang qui a défrayé la chronique la même année. Une rixe entre orpailleurs. En temps normal, cette affaire se serait réglée sans coup férir. Mais ce jour-là, l’alcool était de la fête.

«Imaginez le désastre, s’il n’y avait pas les travailleuses du sexe»

Au fond de la mine, un homme n’est pas grand-chose. Il faut creuser encore et encore, faire fi des dangers d’asphyxie et d’éboulement, dans des conditions artisanales de travail. Inlassablement, les orpailleurs renouvellent, jour après jour, leur espoir sur l’autel de leur désillusion. La partie de la montagne (19 hectares) allouée par l’Etat du Sénégal à l’orpaillage, est de moins en moins fertile. Quelque quarante autres hectares ont été promis à l’ouverture, mais les hommes attendent toujours. «Et l’alcool, ça aide à attendre», confie Tidiane Camara, sobre depuis deux ans. Cet originaire de Tambacounda possède un dioura, comme la plupart de ses compatriotes. Dans la contrée, c’est sujet à rire. Les Sénégalais sont trop paresseux pour creuser, ils achètent une mine et emploient Nigérians, Burkinabè, Guinéens, Maliens, Ivoiriens… pour faire le sale boulot. Ce jour-là, Tidiane, dont l’équipe avait trouvé une «bonne terre», concassait des pierres dans la cour de la Diouratigui. De ses années d’alcoolo, il garde encore le cliché du gars postillonant. Le matin, il travaillait à la mine, pour 2 000 FCfa et le soir, il dépensait chaque franc au Flaquet Bar. La taverne où a eu lieu la rixe meurtrière entre orpailleurs, pour une accusation de vol d’or. A la mine, cette affaire se serait réglée devant la Diouratigui. Derrière la route groudronnée, s’arrête sa compétence. L’alcool et le sexe sont rois dans le quartier d’Adinna.

Une route. Deux frontières d’un même monde. Deux sociétés qui se rencontrent, partagent la même table, le même lit, mais ne se réveillent jamais ensemble. L’une vit le jour, l’autre la nuit. A droite de la ligne verte, un bidonville de bicoques fragiles. De familles réunies devant une télé à la lumière vacillante. De commerçants guettant les derniers achats des orpailleurs. De restauratrices s’inquiétant de la baisse des bourses. En face, Adinna (Donne-moi en mandingue) où on donne le soir, ce qu’on a gagné le matin. Le quartier s’ouvre dans un noir d’encre perturbé par les flashs des téléphones mobiles. Arabesques de rayons toujours dirigés vers le sol. Jamais à hauteur de visage. Ici, tout n’est qu’ombres et silhouettes. Cinq bars s’y côtoient dans un rayon de moins de 5 km. La nationalité de la clientèle ciblée se devine à la musique guinéene, nigériane, sénégalaise, malienne. A 1 000 FCfa la bière, les orpailleurs habitués s’enivrent sous les jeux de lumière et s’inventent une autre vie au contact de jeunes filles lascives. «Dans le noir, on peut être qui on veut», rigole Tidiane. Dans le passé, lui a été millionnaire. Liquéfiant son or dans la boisson. Cuvant sa bière dans les niafas, les cabanons des prostituées.

Les «Bébés» seraient plus d’un millier pour une population de 12 000 habitants à Kharakhéna. Nigérianes, Guinéennes, Maliennes, Burkinabè, Ivoiriennes, Sénégalaises, elles suivent l’or et se déplacent d’une mine à l’autre. En ces temps de vaches maigres, le prix de la passe excède rarement 2 000 FCfa. A un ou plusieurs. De passage, Alioune et Albert se sont vus proposer un plan à trois par une prostituée nigériane, pour un billet bleu chacun. «Déjà, on n’a pas vraiment vu son visage et lorsqu’on a voulu négocier, elle s’est fermée comme une huître et ne nous a plus accordé son attention», se plaignent-ils. A Adinna, les mots sont aussi superflus que les morceaux de tissus qui ne cachent rien de la silhouette de ces femmes. Les torches font le gros du travail. Un code-lumière pour racoler, un autre pour signaler le danger. Les maquereaux ne sont jamais loin. Même si les orpailleurs voient en elles, moins des proies que des régulatrices sociales. A Diyabougou, dans une autre mine kédovine, il y a eu bain de sang, à cause d’une nymphette. Ici, il y en a assez pour canaliser l’énergie des hommes. «Des orpailleurs sont venus s’installer avec femmes et enfants. Imaginez le désastre, s’il n’y avait pas les travailleuses du sexe», dit Danfakha, revenu tenter sa chance après avoir gagné 2 millions FCfa. Chaque quinzaine, les «Bébés» vont se faire dépister à l’hôpital départemental de Saraya, à 24 km. Du moins, pour celles qui possèdent un carnet sanitaire.

La nuit, elles seraient quelques Sénégalaises à se livrer à la prostitution en toute illégalité. Pour les clients, ce sont elles qui constituent le grand danger. Pour la gendarmerie, le danger est de laisser prospérer la traite des personnes. Pour les orpailleurs, il n’y a aucun danger qu’un bon sacrifice ne puisse neutraliser à Kharakhéna.

AICHA FALL (Envoyée spéciale à Kédougou) iGFM