Tambacounda: les chemins de fer au Sénégal, passé-futur d’un idéal d’intégration.

 

Sur les traces du rail au Sénégal, il reste d’une ancienne ambition d’intégration territoriale un potentiel d’interconnexion encore intact. De Tambacounda à Saint-Louis, en passant par Guinguinéo, Thiès ou Dakar.

Dans ces différentes villes sénégalaises traversées par le chemin de fer, subsistent pour la plupart des infrastructures ferroviaires délabrées mais toujours aussi attachantes, qui témoignent d’une époque dorée dans des localités qui ne vivaient que pour et par le rail.

Ce moyen de transport symbolise dans ces zones la nostalgie, un paradis considéré par certains comme perdu à jamais mais dont la mémoire particulière s’entretient en opposition à un présent qui ne peut proposer mieux.

Erigé en 1885 par le colonisateur, le chemin de fer était le trait d’union entre les colonies françaises d’Afrique de l’Ouest, en prolongement du port de Dakar vers Saint-Louis, ancienne capitale de l’Afrique Occidentale française (AOF), et le Soudan français (Mali).

Le rail “représente la première infrastructure terrestre implantée au Sénégal”, explique le géographe Lat Soucabé Mbow, dans son ouvrage “Quand le Sénégal fabrique sa géographie”, publié en 2017 aux Presses universitaires de Dakar.

La ligne Dakar-Bamako, inaugurée en 1924 et exploitée aujourd’hui de manière conjointe par le Sénégal et le Mali à travers la société Transrail, “est la seule partie du réseau à résister à la concurrence de la route”, souligne l’universitaire, agrégé de géographie et professeur des universités.

A Tambacounda, la grande ville servant d’entrée au Sénégal par l’est, un hôtel vétuste servant d’entrepôt et quelques cantines d’objets d’art résument le décor de la gare ferroviaire, désespérément déserte la plupart du temps.

Un bâtiment administratif, un dépôt destiné à l’entretien des locomotives et un hôtel avec huit chambres qui servaient d’habitat à certains employés à l’époque complètent ce premier tableau.

Sauf que l’emplacement de la gare, au cœur de la capitale orientale du Sénégal, lui confère une position stratégique, en face du marché central, un atout pour les échanges commerciaux de plus en plus importants et diversifiés avec le temps, entre marchands trouvés sur place et passagers en provenance ou en partance pour le Mali par exemple.

En plus du transport des voyageurs et des marchandises entre ce Sénégal autrefois “oublié” et le reste du pays, cette ligne ferroviaire était très fréquentée par les touristes.

“La plupart d’entre eux empruntaient le train qui leur permettait de traverser le Sénégal en une journée”, confie Mamady Coulibaly, guide touristique installé à la gare.

La situation a fortement changé en l’espace de quelques années, avec des installations aux fenêtres rouillées et aux portes vétustes, un hôtel aux murs fissurés servant d’entrepôt à la direction régionale de la gare. Pas étonnant pour des installations datant de 1923.

La vétusté des lieux et la rareté du train peuvent avoir causé le départ de plusieurs commerçants qui gagnaient leur vie en tenant des boutiques d’objets d’arts ou de restauration.

La gare routière de Tambacounda a accompagné l’évolution de la ville

Alioune Bocar Dia tient l’une des rares boutiques faisant partie encore du décor de la gare. Il est spécialisé dans la vente d’assiettes en verre ou en porcelaine et de tapisseries venant des pays arabes. “Il y a un plus de dix ans, la gare était très animée. En plus d’être un lieu de vente et d’achat, elle faisait office de retrouvaille entres amis”, rappelle celui qui a repris la boutique de son défunt père.

Pour tout dire, la gare témoigne de l’évolution de la commune de Tambacounda dont elle a contribué à fixer progressivement les populations autour d’elle avec les échanges commerciaux et en attirant d’autres nationalités, Maliens et Burkinabés, notamment, renchérit Al Fousseini Kanouté, voisin d’Alioune Bocar Dia.

Pour la moindre ambiance, “il faut être à la gare ferroviaire avant 11 heures. Sinon, il n’y a que les cantines et nous les restauratrices qui cherchons notre gagne-pain entre 12 heures et 15 heures”, souligne Aminata Soumaré, tenancière d’une gargote.

Les clients de Mme Soumaré se résument aux occupants des trois cantines d’objets divers, à sa voisine en face d’elle qui expose du matériel domestique tel que fourneaux, encensoirs ou balais.

“En compagnie de ma nièce, je passe mes demi-journées ici, pour tenir mon commerce qui peine à prospérer. C’est vraiment différent de l’époque où on voyait passer le train express, rempli de clients et de marchandises en provenance de Dakar ou des pays de la sous-région”, dit la gargotière qui avait quitté sa ville Kédougou (sud-est), dans les années 1990, pour s’installer à Tambacounda.

Plus fort encore que ce décor immédiat, il y a la disgrâce visible et poignante des rails à l’origine d’une régression notoire du trafic ferroviaire.

“Le passage d’un train par jour ou parfois aucun passage ainsi que l’allongement de la durée de trajet à 48 heures de Dakar à Tambacounda ont participé à la déchéance de la gare”, relève Mamadou Ba qui fait office de chef de gare.

Surtout qu’aucun chantier n’a été entamé allant dans le sens de rénover les locaux et de rétablir la ligne Tambacounda-Dakar et surtout celle liant Tambacounda-Kidira.

Selon M. Bâ, le manque de moyens logistiques explique le retrait en 2009 de l’Express et de l’Omnibus, des trains destinés aux passagers. Il ne reste uniquement que les trains de fret.

Et à en croire l’aiguilleur Ahmadou Bamba, toutes ces difficultés ne seraient qu’un lointain souvenir, s’il y avait eu un renouvellement du transport ferroviaire par la mise en place de nouveaux rails et de trains neufs.

Rien pourtant qui puisse décourager Fatimata Ndiaye, sexagénaire native de Kaolack mais installée à Tambacounda où elle tient un commerce depuis 1998.

A l’époque, le train express du corridor Dakar-Bamako fonctionnait à merveille permettant d’écouler sans grande difficulté les marchandises, rappelle avec nostalgie “mère Ndiaye”, entourée de ses marchandises constituées d’éventails, de fourneaux ou de paniers en paille.

Sous un parasol pour se protéger du soleil, elle monte à la gare pendant plus de dix heures par jour. C’est à croire que son affaire marche, mais ce n’est pas le cas, selon la vieille dame. “C’est un travail qui demande beaucoup trop d’effort physique. Il faut trouver de la bonne paille pour confectionner les paniers et de la ferraille pour les fourneaux ou les fers à repasser. Ensuite vient la main d’œuvre qui est très chère”, explique Mme Ndiaye.

“Nous étions quelques femmes à contribuer chaque jour au succès de la gare avec la vente de nos objets”, avec un chiffre d’affaires pouvant atteindre “50 000 FCFA la journée”, se souvient “Mère Ndiaye” qui, de ses propres aveux, peine désormais à rentrer chez elle avec “20 000 FCFA”. “Les commerçantes ne sont plus là, elles ont toutes quitté avec l’arrêt du train”

Les femmes qui opéraient à la gare routière de Tambacounda ne manquaient ni d’ambition ni d’idées dit-elle et proposaient des objets originaux. “Malheureusement, elles ne sont plus là. Elles sont toutes parties à cause de l’arrêt des trains, me laissant seule”, se désole-t-elle.

A l’origine, “Mère Ndiaye” s’investissait non dans la vente d’objets domestiques mais plutôt dans l’aménagement de la gare et de ses environs, en aidant à l’identification des emplacements des boutiques et cantines, de concert avec l’administration.

“Je travaillais avec l’hôtel de la gare en amenant des clients désirant ouvrir des boutiques”, renseigne Fatimata Ndiaye, décidée à rester à Tambacounda pour y continuer son commerce malgré la baisse continue de son chiffre d’affaires.

Après Tambacounda en partance vers Dakar, Guinguinéo est une étape importante du chemin de fer sénégalais, une commune rurale qui doit tout ou presque aux rails.

Avec une dizaine de rotation des trains voyageurs et de marchandises par jour, toute une économie s’était bâtie autour du train à Guinguinéo, commune rurale polarisant une trentaine de villages dont la vie des populations dépendait en partie ou entièrement du rythme des chemins de fer.

L’ancien chef de sécurité à la Société nationale des chemins de fer, Djibril Dia égrène ses complaintes depuis l’arrêt, en 2003, des activités de transport ferroviaire à la suite de la privatisation de la SNCF. Une issue qui a bouleversé la vie des milliers de cheminots et de leurs familles mais aussi de personnes dont les activités sont liées aux rotations du train. “Avec le train, les femmes se rendaient le matin à Kaolack pour faire le marché et revenir vers dix heures, aujourd’hui nous n’arrivons plus à trouver des poissons de qualité tout comme des légumes” frais en provenance de Dakar, indique le vieux Dia, parti à la retraite en 1993 après 39 ans de service.

Cette ligne dite régulière a été instaurée lors de la colonisation française par “les Blancs” au profit de leurs femmes qui se rendaient par ce moyen à Kaolack pour faire leur marché et revenir faire le repas de midi, selon Djibril Dia.

Elle a été maintenue “après la colonisation et nos femmes l’utilisaient pour les mêmes besoins”, ajoute-t-il

Outre la qualité de l’alimentation qui a pâti de l’arrêt des rotations du train, selon le vieux Dia, une autre difficulté est liée à la fermeture des deux centrales d’achats d’arachide de la ville, qui arrivaient par jour à convoyer des tonnes d’arachide vers Dakar en provenance de Kaffrine.

C’est dire que l’importance du train se mesurait sur le plan social, surtout liée au fait que les chemins de fer facilitaient le transport des petites bourses et le ravitaillement des villes traversées.

Les infrastructures rappelant ce bon vieux temps continuent de faire partie du décor de Guinguinéo : la gare, le grand hangar faisant office de dépôt ainsi que les logements sont visibles sans oublier les rails. “Ce n’est pas seulement Guinguinéo qui souffre, mais toutes les villes sur la ligne Dakar-Tambacounda”

L’ancien contrôleur de train Mame Moussé Diop fait le même constat amer concernant les conséquences négatives de l’arrêt du train. Selon lui, “ce n’est pas seulement Guinguinéo qui en souffre mais toutes les villes situées sur la ligne Dakar-Tambacounda”.

Il convoque également une époque aujourd’hui révolue, lorsque les femmes des villages environnants de Guinguinéo se rendaient à Dakar par le train pour vendre leur arachide ou mil et revenir le soir avec des légumes frais et autres produits halieutiques.

Le vieux Dia se dit surtout dépité par l’état de délabrement avancé des logements naguère affectés aux cheminots dont la majorité a quitté Guinguinéo.

Il estime que ces bâtiments dressés aux alentours de la gare devraient être cédés aux familles des cheminots restés sur place.

La Société nationale des chemins de fer (SNCF) du Sénégal disposait de 17 machines qui fonctionnaient, sans compter wagons et autorails, tous cédés à un prix jugé dérisoire au repreneur canadien à 15 milliards de francs CFA, selon Mame Moussé Diop. Selon ces dires, ces derniers, après deux ans d’exploitation, ont fait une bonne affaire en les revendant à 65 milliards CFA.

Pourtant, rien que pour assurer au moins la prise en charge des agents en activité, ces biens n’auraient jamais dû être vendus, soutient-il, d’autant qu’il il y avait un trafic naissant portant sur l’exportation de sel vers le Mali, au cours de cette période de privatisation.

Pour le vieux Dia, qui appelle de tous ses vœux à une renaissance des rails, le mal des chemins de fer n’est pas si profond que cela au Sénégal, sans compter que le train a l’avantage de faire moins de dégâts que les véhicules impliqués toujours dans les nombreux accidents enregistrés, dit-il.

Il donne l’exemple d’une de ses sœurs qui, de l’arrêt du train en 2003, à sa mort survenue récemment, ne s’est plus jamais déplacée de Louga à Guinguinéo pour lui rendre visite. “Elle avait une peur bleue de la voiture et ne connaissait que le train. Des exemples pareils ne manquent pas, car nous ne connaissions que le train”, souligne l’ancien chef de sécurité. Il veut malgré tout rester réaliste. Une renaissance du train Dakar-Bamako, le vieux Dia n’y croit pas trop, car “il est difficile de ressusciter un mort, un malade on peut le soigner mais les rails sont morts”.

Mame Moussé Diop est plus optimiste et juge la réhabilitation viable. Il faut seulement mettre en avant les compétences et commencer par une reprise timide de l’activité, préconise l’ancien contrôleur. “Il serait onéreux d’un coup de mettre 750 milliards pour le démarrage mais au profit de la coopération avec des pays comme la Mauritanie où il y a des machines, l’Etat peut négocier pour une reprise de l’activité”, dit-il. Selon lui, vu l’état actuel des rails avec des locomotives ne pouvant rouler qu’à 40 km à l’heure, il serait préférable d’en acquérir des neufs afin d’atteindre la vitesse de 60 km à l’heure acceptable pour un train voyageur. Même l’occupation du domaine ferroviaire dans certaines villes ne doit pas être à ses yeux un obstacle au projet de réhabilitation. Il propose simplement le déguerpissement des occupants illégaux qui empiètent sur ce domaine car “15 mètres à gauche et autant à droite sont la propriété des chemins de fer”.

En tous cas, assure-t-il, avec les services de l’exploitation, de la voie et de la sécurité, il n’y a pas meilleur créneau pour créer des milliers d’emplois.

Thiès, “capitale du rail, ville rebelle”

La dimension économique et sociale du chemin de fer ne résume pourtant pas toutes les implications du rail, en particulier dans une ville comme Thiès, à l’ouest du Sénégal.

Thiès, “capitale du rail”, doit cette appellation ainsi que sa réputation de “ville rebelle” au rôle qu’elle a joué sur le plan syndical, avec la grève des cheminots de 1947, puis politique, ce mouvement social ayant été les prémices des revendications indépendantistes.

Le mouvement des cheminots en 1947 avait comme motif principal l’égalité salariale entre techniciens noirs et blancs.

La lutte ayant abouti à l’indépendance du Sénégal et de certains pays d’Afrique de l’Ouest est aussi partie de la grève des cheminots dont la victoire syndicale a contribué à faire naître une prise de conscience sur le caractère insupportable de la domination coloniale. Cela a abouti à la formulation et à la multiplication de revendications indépendantistes.

Dans ce contexte, le chemin de fer a favorisé un réel brassage entre populations des pays traversés par la ligne Dakar-Niger, dont une bonne partie s’est installée à Thiès. Certains patronymes très répandus au Mali et au Niger en constitue encore l’héritage historique dans la capitale du rail.

C’est que le dispositif ferroviaire sénégalais s’organise suivant deux axes se rejoignant à Thiès, relève Lat Soucabé Mbow, agrégé de géographie et professeur des universités, dans son ouvrage “Quand le Sénégal fabrique sa géographie”.

Il cite l’axe ouest-est, long de 645 km et reliant depuis 1924 Dakar et Kidira à travers les régions de Thiès, Diourbel, Kaolack, Kaffrine et Tambacounda, avec un prolongement jusqu’à Bamako et Koulikoro au Mali.

Le deuxième axe sud-nord, étiré sur 193 km entre Dakar et Saint-Louis, traverse les régions de Thiès, Louga et Saint-Louis.

Selon le professeur Abdoul Sylla de l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN), un institut de recherche de l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar, la gare de Saint-Louis, de niveau R+1, est devenue fonctionnelle en 1908.

Située à 100 mètres du marché de Sor et du pont Faidherbe de Saint-Louis, cette gare aujourd’hui à l’abandon, abrite des cantines de commerçants du marché, ainsi qu’un centre d’accueil des enfants de la rue en difficulté. Un témoignage de la déchéance du rail.

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