Dr Abdoul Aziz Kassé : « Le nouveau décret anti-tabac aura un impact économique extraordinaire »

 

Le docteur Abdoul Aziz Kassé se réjouit des victoires du front anti-tabac sur l’industrie du tabac, mais refuse tout triomphalisme. Il croit dur comme fer que d’autres succès suivront, mais ne s’abandonne pas à un optimisme béat. Dans cet entretien, le cancérologue salue les avancées du Sénégal dans la lutte contre le fléau, surtout avec l’adoption de la loi anti-tabac en 2014, mais prévient que le chemin vers la victoire finale est encore long. D’où son appel au Président Macky Sall pour la signature du décret relatif à l’implantation des débits de tabac. Une mesure qui, souligne-t-il, au-delà de ses bienfaits au plan sanitaire, comporte des bénéfices économiques.

Le front anti-tabac a connu des avancées significatives au Sénégal sur l’industrie du tabac. Ce succès est dû à quoi Docteur ?

 

Depuis 1975, nous nous battons contre le tabagisme, qui est, avec les maladies non transmissibles, l’un des plus gros fléaux du 21e siècle pour la santé de la jeunesse et le développement. Et le Président l’avait si bien compris que très tôt, dès 2012, il avait chargé le ministre de la Santé et les députés de la douzième législature, de faire une loi forte. Cette loi qui a été votée en 2014, tous les pays africains nous l’envient. Une semaine après son adoption, le Président l’a promulguée. Cela veut dire qu’il y avait une volonté politique clairement exprimée. Malheureusement, bien entendu, nous avons dû mettre deux ans pour pouvoir faire les premiers décrets d’application, et ces décrets d’application ont été promulgués et signés par le président de la République.

 

Le chef de l’État n’a pas encore signé le décret relatif à l’implantation des débits de tabac. Cela ne remet-il pas en cause la volonté politique affichée par les autorités à travers l’adoption de la loi anti-tabac en 2014 ?

Il est clair qu’il y avait encore beaucoup à faire. C’est-à-dire qu’il y avait des arrêtés ministériels à faire. La plupart des arrêtés ont été signés. Le premier de ces arrêtés porte sur les avertissements sanitaires. Excellente réussite du Sénégal ! Il faut se réjouir que le Sénégal ait fait des pas en avant que très peu de pays africains peuvent revendiquer. Aujourd’hui l’industrie du tabac ne viendra plus dans les ministères pour nous imposer notre politique de santé. Donc en application de l’article 5.3 de la Convention cadre de l’Oms (Organisation mondiale de la santé, ndlr) pour la lutte anti-tabac, le Sénégal s’est refusé à laisser l’industrie du tabac s’immiscer dans la définition de nos politiques de santé. La deuxième source de satisfaction doit nous venir de la taxation. Tant que la cigarette ne coûtera pas cher, les jeunes pourront l’acheter, les pauvres également. Et donc le tabagisme va augmenter dans ces deux points clés de notre société. Aujourd’hui, le Sénégal a dépassé le plafond de taxation de l’Uemoa (l’Union économique et monétaire ouest-africaine, ndlr) ; il va vers le plafond de taxation de la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, ndlr). Nous encourageons les autorités fiscales et le ministère des Finances dans la démarche qui est la leur : augmenter et augmenter et augmenter le prix du tabac.

Malgré tout, l’industrie du tabac ne semble pas près de rendre les armes.

Vous ne verrez plus dans un seul coin de Dakar de la publicité pour le tabagisme. C’est extraordinaire ! Vous ne verrez plus de promotion du tabac. Vous ne verrez plus de parrainage des sociétés de tabac. Ceci est important car 92% des fumeurs ont commencé à l’âge du secondaire et l’industrie du tabac les avait ciblés par une politique de publicité, de promotion et de parrainage. Les fumeurs sont sous-informés à cause de l’industrie du tabac qui leur faisait croire que seul l’abus était dangereux. On a réussi à mettre sur 70% des deux faces principales de tous les emballages du tabac des avertissements sanitaires par des photos, des images en couleur que nous changeons régulièrement. Chaque année dans le monde les fumeurs tuent 800 mille non-fumeurs, c’est inadmissible ! C’est pourquoi il fallait interdire de fumer dans les lieux ouverts au public et dans tous les lieux publics.

 

Cette disposition de la loi anti-tabac n’est pas strictement respectée sur le terrain.

Cette question, nous allons nous battre pour la régler. Nous sommes en train, avec le gouvernement du Sénégal, de nous battre aussi pour que le tabac ne se vende plus n’importe où, par n’importe qui et à n’importe qui. Donc il faut des débits spécialisés dans la vente du tabac et des produits du tabac. Toute l’administration sénégalaise, autour du secrétariat du gouvernement, s’est réunie en comité technique et, après la réunion, a rédigé un décret permettant de définir les conditions de vente du tabac au Sénégal dans des débits spécialisés du tabac. Cette mesure n’a pas qu’une valeur dans la lutte contre le tabac. Elle a aussi un impact extraordinaire sur le plan économique.

 

Comment, concrètement ?

Premièrement, aujourd’hui, nous savons qu’il y a plus de dix mille points de vente de tabac. Et si on les transformait en des kiosques pour vendre que du tabac et que ces kiosques soient gérés par des femmes et des jeunes, combien d’emplois pourraient ainsi être créés et combien de jeunes pourraient ainsi générer leurs propres ressources pour vivre ? Mais ce n’est pas tout. Ces débits de tabac relèvent de l’administration territoriale. Donc les mairies vont donner des autorisations payantes pour ouvrir des débits de tabac. Ce sont des sources de revenus additionnels pour les communes. C’est une situation gagnant-gagnant. C’est pourquoi nous faisons appel aux autorités de la République pour que ce décret puisse arriver très rapidement sur la table de Monsieur le président de la République, qu’il puisse arriver au Conseil des ministres, pour qu’enfin ce décret puisse servir à améliorer le travail commencé par le Président de la République pour offrir des emplois aux jeunes.

 

Que comptez-vous faire pour pousser les autorités à signer le décret relatif à l’implantation des débits de tabac ?

Nous nous réservons la perspective de rencontrer les autorités compétentes. Nous porterons le plaidoyer le plus loin possible, jusqu’au niveau des différents ministres pour, avec eux, prendre ce dossier en main et le faire aboutir. Imaginez un seul instant que la Direction pour l’entrepreneuriat rapide (DER) en fasse son cheval de bataille, combien d’emplois, combien de jeunes, combien de mairies pourraient tout de suite y trouver des voies et moyens pour générer des ressources additionnelles, des emplois et, bien entendu, améliorer les conditions de vie de la jeunesse sénégalaise ?

Justement, avec tous ces avantages en vue, pourquoi le décret n’est pas encore signé ? Ne craignez-vous pas une main de l’industrie du tabac ?

Je ne suis pas dans le secret de l’agenda présidentiel. Mais je pense, au vu de tout ce qui s’est passé récemment, depuis l’élection du président de la République, que celui-ci est très chargé. Et qu’à ce titre je ne doute pas un seul instant que si le Président de la République est informé de ce qui se passe, il fera comme il a toujours fait pour le mieux dans lutte contre le cancer et dans la lutte contre le tabagisme.

 

Les maladies liées au tabac sont-elles en progression ou en régression au Sénégal ?

Pendant des décennies nous nous étions trompés, croyant que n’étaient prioritaires que les maladies dites infectieuses. Et très tôt, il y a 39 ans, j’avais attiré l’attention au Sénégal pour dire que la première cause de décès, après 40 ans, était liée à des maladies non transmissibles. Cela ne veut pas dire que le paludisme a disparu. Cela ne veut pas dire, non plus, que le sida a disparu. Mais cela veut dire que, à côté du sida et du paludisme, nous avons les maladies non transmissibles telles que les maladies cardio-vasculaires. Savez-vous que plus d’un tiers des Sénégalais sont hyper-tendus ? Savez-vous que les accidents vasculaires-cérébraux augmentent ? Savez-vous que les infarctus du myocarde, les crises cardiaques, peuvent atteindre des hommes de 19 ans au Sénégal, ce qui était impensable il y a 30-40 ans ? Savez-vous que plus d’un quart des Sénégalais souffrent de diabète et que la plupart d’entre eux ne le savent pas ? Savez-vous qu’il y a plus de sept cent mille Sénégalais qui ont un problème avec leurs reins et que la plupart d’entre eux ne le savent pas ? Savez-vous que le cancer a frappé la porte de chaque maison ?… Aujourd’hui ces maladies dites «non transmissibles» sont devenues la première cause de décès. Il est temps de faire de la prévention.

 

Que préconisez-vous dans ce sens ?

Il n’y a que cinq gros problèmes à régler dans ce pays pour la prévention de ces maladies. Le premier facteur s’appelle le tabac, le deuxième c’est l’alcool, le troisième est relatif à la consommation exagérée de produits gras, le quatrième concerne une consommation excessive de sel et le cinquième une surconsommation de sucre. Tout ceci crée beaucoup de choses dont du surpoids. Et si en plus de ce surpoids, la modernisation de nos activités nous pousse à rester sédentaires, vous comprenez parfaitement que toutes ces maladies puissent encore et encore continuer à tuer beaucoup de Sénégalais, à les rendre malades ou à leur laisser des handicaps.

 

L’industrie du tabac ne semble pas à court de nouvelles stratégies pour fidéliser les fumeurs et attirer des fumeurs potentiels. Comment lui faire face ?

L’industrie du tabac trouvera toujours des moyens d’évitement. L’industrie du tabac avait ciblé sur le plan marketing différentes couches de la population. L’industrie du tabac va essayer de changer les modes de délivrance du tabac et des dérivés du tabac. L’industrie du tabac va essayer plusieurs tactiques, mais il y a deux réponses à lui apporter. Premièrement, un changement de politique, et c’est ce que nous faisons à travers l’arsenal juridique, qui doit être voté, c’est fait; implémenté par des décrets et arrêtés, c’est en cours, et surtout appliqué sur le terrain. La deuxième action, qui est très importante et dont il ne faut jamais se lasser, c’est la sensibilisation pour un changement de comportement.

Comment réussir la sensibilisation si, par exemple, autour des établissements scolaires la vente de cigarettes est libre, contrairement aux dispositions de la loi ?

Quatre-vingt-douze pour cent de ceux qui ont fumé ont commencé à l’âge du secondaire ? Et si nous rêvions un seul instant de sanctuariser l’école sénégalaise, c’est-à-dire faire appliquer une note de service interdisant toutes formes d’usage du tabac et des dérivés du tabac dans l’école sénégalaise ? Les dispositions réglementaires du Sénégal interdisent à quiconque de vendre de la cigarette à deux cents mètres autour des établissements scolaires. Et si jamais l’administration territoriale, un seul instant, appliquait cette disposition, cela voudrait dire que 92% de ceux qui veulent commencer à fumer, ne commenceront pas à fumer. Et ce n’est guère qu’une seule mesure. Nous devons sensibiliser les jeunes Sénégalais pour qu’ils aient une capacité de révolte pour dire «ça ne passera pas par moi !». L’industrie du tabac n’y pourra rien !

 

Comment appréciez-vous la contribution à la lutte contre le tabac d’organisations dédiées comme Tobacco Free Kids ?

Je demeure convaincu que si je n’avais pas rencontré en son temps, à Washington et à New York, American cancer society, qui avait fait de moi un de ses 60 «ambassadeurs globaux de lutte contre le cancer», si je n’avais pas rencontré en son temps, Campaign for Tobacco Free Kids, et si ensemble nous n’avions pas travaillé avec la Société civile, le ministère de la Santé, et précisément deux personnes, Monsieur Oumar Ndao (premier point focal tabac au ministère de la Santé, aujourd’hui à la retraite, ndlr) et Monsieur Mamadou Bamba Sagna (Coordonnateur de Campaign for Tobacco Free Kids en Afrique de l’Ouest, ndlr), je ne crois pas que le Sénégal aurait fait des avancées aussi importantes dans la lutte contre le tabagisme.

Je demeure convaincu encore une fois que si nous n’avions pas réussi à faire, sur le plan de la rédaction, les textes réglementaires qui ont abouti au projet de loi du Sénégal, je ne crois pas que la lutte contre le tabac aurait atteint le niveau actuel. Je ne crois pas que si nous n’avions pas le soutien de Campaign for Tobacco Free Kids, nous aurions pu «contaminer» différents pays d’Afrique. Beaucoup de pays d’Afrique sont en train, actuellement, d’imiter le Sénégal, et même parfois de faire tout aussi bien, voire mieux.

Il nous faut continuer avec tous ces partenaires étrangers pour, encore une fois, ne pas baisser les bras et ne pas faire croire que l’industrie du tabac est en train d’avancer, ce n’est pas vrai. C’est la Société civile qui est en train d’avancer. À chaque fois que l’industrie du tabac s’excite, c’est parce qu’elle est en train de perdre du terrain. Il y a de quoi se réjouir de cette union sacrée entre la Société civile, les gouvernants et la population.