La «culture de l’assassinat ciblé», ou le mythe du meurtre propre

 

Les assassinats effectués à l’aide de drones, comme dernièrement celui de Qassem Soleimani, sont devenus quelque chose de normal à l’heure actuelle, selon une étude qui met en cause le secret d’Etat, la propagande – et les médias.

Les assassinats dits ciblés effectués par des drones, comme dans le cas du général iranien Qassem Soleimani, sont devenus la norme. C’est ce que montre une étude réalisée par l’organisation Drone Wars, qui a évalué les attaques de ce type et les réactions à celles-ci entre 2015 et 2018.

«Il est incontestable que les drones ont favorisé et normalisé une culture de l’assassinat ciblé», résume Chris Cole, directeur de Drone Wars, dans une interview accordée au journal britannique «The Guardian». Cette culture «érode les normes du droit international et rend le monde plus dangereux», a-t-il ajouté.

Selon l’étude, trois raisons permettent d’expliquer pourquoi des informations telles que la découverte en février 2017 d’une liste britannique de cibles d’opérations de drones ne suscitent plus l’émoi. Tout d’abord, grâce au secret d’Etat, certaines opérations peuvent même ne jamais être révélées au grand jour.

Néanmoins, si l’opération a été dévoilée ou délibérément rendue publique, les responsables réagissent en employant la propagande pour justifier l’assassinat. Ce deuxième point affecte le troisième facteur, précise l’étude: si les médias ont repris ce jargon sans y opposer la moindre critique, ils ont encouragé une indifférence générale vis-à-vis du sujet.

Ces attaques, qui reposent sur des bases fragiles d’un point de vue juridique, donnent toutefois matière à discussion, selon l’étude. En termes simples, les assassinats ciblés ne sont légaux que si un Etat se défend contre un danger imminent. Le problème est qu’en pratique, la dangerosité ou l’urgence d’une situation est sujette à interprétation.

Plus de drones, plus d’opérations

D’après une étude réalisée l’an dernier, 95 des 101 Etats examinés comptaient des drones dans leur arsenal, contre 60 en 2010. Les appareils proviennent des Etats-Unis, d’Israël et de Chine et sont particulièrement utilisés au Moyen-Orient à l’heure actuelle: dernièrement, une attaque de drone menée par les rebelles houthis contre une mosquée au Yémen aurait fait plus de 80 morts.

Et le Pentagone envoie de plus en plus de drones au combat: entre 2001 et 2009, sous George W. Bush, 51 attaques de drones se sont produites selon une estimation du Bureau of Investigative Journalism. Sous Barack Obama, jusque 2016, ce chiffre a grimpé en flèche pour atteindre 1878 attaques, alors que Donald Trump aurait ordonné à lui tout seul 2243 opérations au cours des deux premières années de son mandat.

Néanmoins, même si une large discussion sur ces drones de la mort devait s’engager, il y a un hic, indique l’étude: presque personne ne connait le nombre de victimes de ces appareils – et il ne s’agit pas seulement des cibles militaires, mais aussi et surtout des dommages dits collatéraux. Ce terme, qui désigne les victimes involontaires et les effets indésirables de combats, n’a vraiment été connu du public qu’en 1999 avec la guerre du Kosovo.

Des statistiques confidentielles

Aux Etats-Unis, la résistance s’organise face à cette politique du silence: «Les Etats-Unis ne font pas que cacher l’identité de leurs cibles et les raisons pour lesquelles ils les tuent», fustige Daphne Eviatar d’Amnesty International sur le site d’information «The Hill». «Nous ne savons pas non plus [s’ils] enquêtent sérieusement sur les allégations faisant état de pertes civiles. Et par conséquent, nous ne savons pas [s’ils] apprennent comment mieux protéger les civils au cours d’une prochaine attaque américaine.»

Les avantages que présentent les drones sont évidents: aucune vie humaine n’est mise en jeu lors d’un tir. Et par conséquent, il n’est pas nécessaire de consacrer beaucoup d’argent à la formation d’un nouveau pilote. En général, les besoins en personnel sont moins importants et la durée de service peut être prolongée presque indéfiniment.

Mais surtout, après une mission, les pilotes de drones peuvent rentrer chez eux auprès de leur famille, souvent à des milliers de kilomètres, au lieu de rejoindre leurs camarades dans la zone de conflit. Néanmoins, faire la guerre à distance présente également des inconvénients.

Dès 2013, une étude a montré que le syndrome de stress post-traumatique touchait aussi souvent les pilotes de drones que leurs camarades de l’armée ou de la marine. Ils développent même une forme spécifique appelée «syndrome du sniper» ou «syndrome de la guerre du Golfe».

Des dégâts psychologiques – le syndrome du sniper

Le syndrome du sniper renvoie à la «blessure morale» causée par l’assassinat d’un individu qui, en raison de la distance, ne représente pas un danger immédiat pour le tireur. Cela s’applique d’autant plus aux pilotes de drones qu’ils sont souvent particulièrement proches de la victime. En particulier s’ils observent la cible pendant plusieurs jours avant d’agir, ils peuvent établir une relation avec l’individu en se plongeant dans son quotidien, constate la chaîne américaine ABC.

De même, un «jackpot», nom donné dans les cercles des pilotes à l’assassinat réussi d’une cible, ne procure alors pas de joie.

Souvent, il se produit également un «touchdown». Cela signifie que le téléphone portable de la cible, qui était visé au moment du tir, a été neutralisé. Si les munitions manquent leur cible mais en tuent d’autres, les pilotes de drone parlent d’EKIA – «enemy killed in action».

Ce dernier cas de figure n’est pas tout à fait rare: «The Intercept» estime que neuf victimes de drones sur dix n’ont même pas été visées par l’attaque. On ne peut toutefois plus parler de dommages collatéraux.

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