Le refus du paternalisme des intellectuels !

 

 

Les clercs désignent dans le livre de Sarah Al-Matary les intellectuels paternalistes au pouvoir dominant. La haine du peuple d’en bas, une expression chère à Jack London (Jack London, Le Peuple d’en bas, Phébus, Paris, 1999, 256 pages.) s’oriente vers ceux-ci. A des fins politiques ils utilisent « le capital d’autorité » qu’ils ont acquis dans leur domaine de spécialité pour s’ériger en donneurs de leçons. De leur dogmatisme, le peuple veut se libérer. Il refuse tout paternalisme. Maître de conférences en littérature à l’université lumière Lyon 2, Sarah Al-Matary publie, La haine des clercs. L’anti-intellectualisme en France, Paris, Seuil, 2019, 377 pages. L’universitaire constate qu’il y a, en France, une haine contre les intellectuels. Le phénomène « n’est pas nouveau », écrit-elle. En effet, de « Pierre-Joseph Proudhon [1809-1865], père de l’anarchisme, à Alain Soral [1958-…], la haine des intellectuels s’inscrit dans la longue histoire de la France ». Si l’on s’éloigne de la problématique française analysée par Al-Matary, nous réalisons que le refus du paternalisme d’une certaine élite intellectuelle est aujourd’hui en vogue dans, presque, tous les pays du monde et pas seulement en France.

Lorsque Sarah Al-Matary parle d’intellectuels ou encore d’intellectualisme, elle pense en premier « aux enseignants chercheurs », à ceux qui exercent des activités intellectuelles https://www.youtube.com/watch?v=YwBI0jlKjko.Toutefois dans son livre elle reconnaît que le terme intellectualisme ou intellectualiste s’applique aux « rhéteurs », mais également à la « prétention » de ceux qui pensent être des « professionnels du discours » prêts à parler pour les autres. Les autres ce sont les « manuels », les ouvriers, les illettrés…etc. Cet intellectualisme s’oppose à l’anti-intellectualisme. Le Larousse définit l’anti-intellectualisme comme le « refus de reconnaître la prééminence de l’intelligence et la valeur des sciences ». Autrement dit, il cherche à « rabaisser » la valeur de l’intelligence pure en « exaltant» plutôt la sensibilité, l’imagination et l’intuition. Cependant, l’universitaire lyonnaise prévient que l’anti-intellectualisme n’est pas l’irrationalisme, car les anti-intellectuels ne nient pas la valeur de la raison. Bien au contraire.

L’année 1789 marque le début de la Révolution française. Dans l’ambiance des manifestations, les révolutionnaires pensent à l’éducation du peuple. Afin de parachever la révolution, le peuple doit savoir lire la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il faut mettre en place une pédagogie républicaine pour atteindre cet objectif. Qui va s’en charger ? Les regards se tournent vers les intellectuels. On assiste alors à l’émergence d’un « porte-parolat ». Très vite le manque de considération dont la masse populaire se dit être victime entraîne une méfiance des « manuels » à l’égard des intellectuels. C’est les débuts de l’anti-intellectualisme. Mais, selon Al-Matary, le phénomène commence déjà sur les bancs de l’école et dans les cours de récréation. Les élèves qui préfèrent lire en solitaire sont «ostracisés » par ceux qui jouent au ballon. Au fil des siècles ce clivage atteint les autres sphères de la société dont le monde du travail : les lettrés en premier mépriseraient les ouvriers ; ces derniers, en réponse, nourriraient une haine contre les lettrés. Il est évidement difficile d’être formel sur ce lien marqué par le mépris réciproque. Car c’est de l’ordre de l’émotion et du ressenti. En tout état de cause, la conviction des ouvriers est que la société ne peut être transformée par des discours stériles, mais par des actions concrètes. Alors ils proclament : « A bas la pensée ! Vive l’action ! ».

Inévitablement ce clivage se glisse sur le champ politique. Ainsi, lors de l’élection présidentielle du 21 avril 2002, Jean-Marie Le Pen, candidat du Front National (aujourd’hui Rassemblement National) arrive au second tour du scrutin grâce, dit-on, au vote des classes populaires. Le message est clair. Les idées portées par les intellectuels, notamment de gauche, sont désavouées par les électeurs. Lionel Jospin, candidat du Parti socialiste, professeur d’économie, est sorti de la course par Jean-Marie Le Pen. Le candidat d’extrême droite s’est toujours présenté comme le défenseur des ouvriers. Sous les couleurs de la droite, Jacques Chirac finit par emporter le scrutin. Il comprend le message des électeurs. Il faut recréer la proximité avec les Français. Il nomme comme Premier ministre : « Jean-Pierre Raffarin, lequel n’est ni énarque, ni universitaire » (S. Al-Matary, La haine des clercs…, p. 280). De fait, le président Chirac apporte une réponse à une préoccupation du peuple français qui veut des dirigeants qui lui ressemblent et le comprennent.

Toujours en lien avec la problématique analysée par Al-Matary, le mouvement des gilets jaunes naît en octobre 2018 en France. Les manifestants, pour la plupart des citoyens de la classe moyenne, dénoncent les nombreuses taxes et les impôts. Même si ouvertement ils ne se déclarent pas anti-intellectualistes, les gilets jaunes en étant anti-technocrates sont, de fait, anti-intellectualistes. Le refus de tout paternalisme est manifesté dans leur rejet des médiations et des intermédiaires, à savoir les partis politiques et les syndicats. Désormais ils prennent eux-mêmes la parole sur les plateaux de télévision. Tant pis s’ils s’expriment mal, ce qu’une partie de l’élite intellectuelle leur reproche. Nous retiendrons leur opinion sur le président Emmanuel Macron : il est le président des riches, il est arrogant…etc. Macron est le produit des grandes écoles (E.N.A, Sciences-Po, H.E.C…etc.) qui, certes forment les cadres de l’administration, mais continuent de diviser la société entre riches et pauvres, intellectuels et manuels, se plaignent-ils. Au plus fort des manifestations, la France assiste à un procès populaire informel contre les grandes écoles. Car de l’avis de certains gilets jaunes, ce sont ces écoles qui ‘fabriquent’ les intellectuels aux discours méprisants. Bref, il faut se libérer du diktat d’une élite intellectuelle paternaliste. Cette soif de se libérer de l’emprise des élites intellectuelles paternalistes mais aussi des « riches cupides » nous est apparue partagée par d’autres peuples à travers le monde. Voilà pourquoi le mouvement des gilets jaune a failli s’exporter hors de l’Hexagone, mais a échoué pour bien des raisons.

La lecture du livre de Sarah Al-Matary nous inspire cette réflexion. L’anti-intellectualisme est une dénonciation et un refus du paternalisme de certains intellectuels. De nos jours, qu’une élite intellectuelle parle et décide au nom de tous est de moins en moins tolérée par la masse populaire. Mais peut-il en être autrement ? La règle : « personne n’est chef ; tout le monde est chef » ne fonctionnera jamais, car il faut des leaders pour diriger la masse. Les peuples d’en bas en sont bien conscients. Sur le plan politique, par exemple, ils réclament des gouvernants, non seulement le respect et la considération, mais encore des actes concrets qui réduisent le coût de la vie des citoyens modestes. En somme, ces peuples souhaitent être dirigés par des défenseurs des valeurs de la dignité humaine. Car comme l’a fait remarquer un internaute : « On était tous des humains avant que la race nous déconnecte, la politique nous divise et la richesse nous classe ». Cette réflexion de l’internaute semble être confirmée par la réaction de Manuel Valls, ancien Premier ministre socialiste français, sous Hollande. Devant l’actualité de ces dernières semaines marquée par la question du racisme et des violences policières dans les pays dits ‘’civilisés’’, Valls observe : « La lutte des classes disparaît au profit de la guerre entre races » (hebdomadaire Valeurs Actuelles, 18-25 juin 2020).

« Le Bonheur n’existe pas. Seul existe le désir d’y parvenir » défend l’écrivain russe, Anton Tchekhov (1860-1904). Notre souhait est que nos contemporains aient le désir de parvenir au bonheur d’un vivre-ensemble dans des sociétés où la haine, le mépris et le refus de l’autre, à cause de la différence sociale, raciale, religieuse…etc. soient bannis. Afin qu’intellectuels et ouvriers, blancs et noirs, forces de l’ordre et citoyen lambda ne se retrouvent plus « face à face », mais « côte à côte » pour affronter ensemble les défis de notre « Maison commune ».

Pierre Boubane, à Beyrouth / www.tambacounda.info /