Le consommer local remis au goût du jour par la Covid-19

 

 

« Mois d’octobre, mois du consommer local » sont les mots d’ordre des instances économiques et politiques dans l’ensemble des États membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa). Mais pour quelles raisons ? Pourquoi promouvoir la consommation de biens et services « Made in Sénégal » ? Pour répondre à ces questions, nous donnons la parole, dans ce dossier, aux principaux acteurs et/ou militants du consommer local. 

Dossier réalisé par Daryl AUBRY (Stagiaire)

Le 29 juin dernier, dans son annonce du programme de relance de l’économie nationale post-Covid-19, le Président de la République avait particulièrement souligné l’importance de la consommation de produits sénégalais. « Tous ensemble, nous devons faire du consommer sénégalais non pas un effet de mode ou de conjoncture, mais l’affirmation d’une véritable culture de souveraineté économique. Il nous faut davantage développer un état d’esprit de nature à faire ancrer durablement une culture du produire et consommer sénégalais », avait-il déclaré. Le Chef de l’État a réitéré cette invite lors du Conseil des ministres du 14 octobre dernier. Le consommer local n’est pas un concept nouveau, tous les Présidents sénégalais l’ont appelé de leur vœu. « C’est une vieille bataille d’économie politique que tous nos Présidents ont tenté de promouvoir, de Léopold Sédar Senghor jusqu’à Macky Sall », explique le Professeur Malick Sané, expert en économie internationale, en particulier en commerce international, Maître de conférences et enseignant-chercheur à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad).

Promouvoir la consommation de produits et services nationaux permet de favoriser l’éclosion d’entreprises qui génèrent de l’emploi, qui grandissent et, peut-être, qui partent à la conquête des marchés internationaux, détaille le Professeur Sané. L’impact économique d’une telle politique à long terme est, selon lui, incontestablement positif. Cela crée une véritable économie intégrée à travers son enracinement à l’échelle nationale et générant un cercle vertueux soutenant le développement du pays. Néanmoins, force est de constater qu’il reste du chemin à parcourir. Jean-Pierre Dieng, secrétaire général de l’Union nationale des consommateurs du Sénégal (Ucs), indexe, lui, la réduction de la facture des importations comme véritable pierre d’achoppement du développement du pays. Awa Caba, directrice générale de l’entreprise « Soreetul » qui offre toute une gamme de produits locaux, déplore le fait que « beaucoup d’initiatives sont lancées, mais dans les faits, peu d’actions aboutissent, peu se concrétisent ».

« Cette initiative du ‘‘mois du consommer local’’ met simplement en exergue un impératif au développement pour un pays tel que le Sénégal. Il faut s’appuyer sur certaines valeurs, comme la confiance en soi, le patriotisme, et consentir des investissements continus afin d’augmenter nos capacités de production et, in fine, notre compétitivité », affirme Idrissa Diabira, directeur général de l’Agence de développement et d’encadrement des Petites et moyennes entreprises (Adepme). Pour lui, cette stratégie repose sur deux axes : la valorisation des produits et services et la promotion du consommer local. C’est-à-dire produire en quantité et qualité suffisante pour les consommateurs afin d’atteindre une taille critique consistante. « L’accompagnement des entreprises, leur développement, leur création et leur positionnement sont primordiaux, mais également la pédagogie, la communication de ce qui est produit localement », pense M. Diabira. Pour lui, cela résume les politiques d’industrialisation des États en développement. Le défi étant de créer de la valeur ajoutée, d’éviter la fuite des capitaux générés…

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Retombées économiques sanitaires, environnementales et qualitatives

La portée d’une politique de promotion du consommer local n’est pas que sur la balance commerciale. « (…) consommer ce qui provient de sa terre, c’est plus écologique également ; les produits voyageant moins. Cela permet un développement local tout en faisant attention à l’environnement surtout dans un contexte de changement climatique global », développe Mme Caba qui voit le consommer local comme le « poumon du développement social et local ».

En matière de santé, il semble que cela soit aussi positif. « Dans l’imaginaire populaire, les importations (notamment alimentaires) riment avec déchets venant de l’extérieur », assure Jean-Pierre Dieng. Mme Caba de souligner : « Nous consommons des produits qui viennent d’ailleurs, qui sont dans l’extra-transformation, notamment chimique, qui engendrent beaucoup de maladies, telles que le diabète, l’hypertension artérielle, voire le cancer. Toute ces maladies n’étaient pas là au temps de nos grands-parents ».

Selon Enda Santé, une organisation dont la mission est d’accompagner les populations dans la défense de leurs droits pour l’accès à l’information et aux services de santé adéquats, le consommer local est un des grands enjeux pour la résilience surtout alimentaire. Dans les projets qu’elle soutient, l’Ong évite, en effet, le plus possible l’utilisation de produits chimiques, favorisant les produits locaux. Les engrais chimiques ont des impacts destructeurs sur la santé des consommateurs mais aussi des effets néfastes sur les sols. Devant être souvent importés, ces derniers contribuent au creusement du déficit de la balance commerciale. « Nous sommes en train de revenir à ce que nos grands-parents faisaient, c’est-à-dire produire sans produits chimiques afin de garantir la sécurité la santé de l’environnement et des consommateurs », explique Ndiaga Sall, chargé de projet à Enda Santé, non sans mentionner la qualité des produits locaux bien meilleurs en termes de goût. M. Sall pointe les effets positifs en termes d’emplois, notamment pour les jeunes en difficulté, et de traçabilité des produits. Cette politique a un « effet boule de neige », car elle permettra de faire face à bon nombre de problèmes du Sénégal, soutient-il.

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« Homo senegalensis » face à « l’homo economicus »

Tout comme cette personne rationnelle dépeinte par les économistes néoclassiques, capable d’optimiser sa satisfaction avec des ressources définies et ainsi toujours aller au mieux à meilleurs coûts, une nouvelle mentalité qui favorisera les produits sénégalais sur les autres doit émerger. « Il faudrait se faire violence (…) Il faut mettre en place des politiques d’incitation nationale, pour que les entreprises locales puissent se développer (…) Nous sommes prêts à accepter de souffrir quelques années. Lorsqu’on voit que certains produits peuvent être cultivés au Sénégal, pourquoi ne pas les produire sur place ? Faire la production et la transformation ici au Sénégal et barrer carrément l’importation de certains produits », s’interroge la directrice de « Soreetul ». « C’est un effort national à faire. Lutter contre les importations. On peut même qualifier cet effort d’acte guerrier. C’est une culture patriotique que l’on doit développer, une bataille qu’il faut engager, comparable à un vrai effort de guerre », s’enflamme M. Dieng, le ton plein d’ardeur. La finalité est que le consommateur puisse arriver au produit sénégalais naturellement grâce à des prix abordables et compétitifs. Mais, à ce jour, il est encore difficile d’avoir des prix plus bas que la concurrence étrangère. Donc, un client qui n’a pas assez de moyens va aller vers le plus abordable et souvent de moins bonne qualité, notent les intervenants. Ce principe de favoriser le local, Mme Caba l’applique elle-même en achetant « made in Senegal » le plus possible, confie-t-elle. « L’entièreté du mobilier et des aménagements fait dans le magasin « Soreetul » de Dieuppeul sont de production nationale », assure l’entrepreneuse avec une certaine fierté. M. Diabira, quant à lui, souligne que cette dynamique de promotion des marchés locaux et de la consommation locale n’est pas nouvelle et qu’elle s’inscrit dans un phénomène global de repli des peuples sur eux et de préférence des marchés nationaux depuis plusieurs années. Le patriotisme cependant ne suffit pas. L’accompagnement est crucial. Il juge important de s’assurer de la compétitivité des entreprises, leur fournir les outils techniques et financiers pour s’assurer de leur compétitivité.

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La solution réside dans la communication et l’éducation

Tous s’accordent à dire que favoriser l’éveil des consciences sénégalaises est un point central dans l’élaboration d’une politique de promotion du « consommer local ». « Il faut donner tous les clefs pour que le consommateur devienne un « consommateur citoyen. Que le consommateur sache ce qui est produit localement mais aussi les incidences de ses choix d’achat », explique Idrissa Diabira de l’Adepme. Tout ceci s’inscrit dans une logique de résorption du déficit de la balance commerciale, un problème structurel qui ne se résout pas qu’à travers la réduction des importations, mais principalement grâce à l’augmentation de la consommation nationale, déclare-t-il.

Pour Mme Caba, le fait que les Sénégalais n’achètent que très peu local peut se comprendre en partie à travers l’histoire. «  La colonisation a laissé des séquelles toujours visibles aujourd’hui. Durant cette période, on nous a fait comprendre que ce qui venait d’ailleurs était toujours meilleur. Donc, pendant plusieurs années, les Sénégalais ont eu un complexe de consommer les produits locaux, préférant se tourner vers des produits venant de l’extérieur », explique-t-elle. Elle note également que la logistique joue un rôle dans l’accès aux produits locaux. « C’est le maillon faible du consommer local : le fait de pouvoir commercialiser le produit, le vulgariser de telle sorte que le consommateur sénégalais puisse savoir comment l’utiliser, comment le cuisiner chez lui (en cas de bien alimentaire). La distance entre le producteur et le consommateur reste un frein au consommer local », soutient Mme Caba. Une fois les denrées locales accessibles sur le marché, la mise en place de campagnes de sensibilisation et de promotion est nécessaire. « La promotion des produits et services est primordiale, car elle permet de s’attaquer au sous-développement qui est d’abord un état d’esprit consistant à croire que ce qui est fait ailleurs est mieux », préconise le directeur de l’Adepme. Un état d’esprit qu’il faut, selon lui, changer avant tout pour atteindre « la victoire ».

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Quel impact de la Covid-19 ?

« En cas de grande crise, le cœur se brise ou se bronze », note Idrissa Diabira, patron de l’Adepme, citant Honoré de Balzac. À l’en croire, la sortie de crise que nous vivons démontre que de nouvelles souverainetés ont à être acquises ou réacquises. Il analyse la pandémie comme une rupture de la chaine d’approvisionnement, nous forçant à devoir compter sur nos moyens. « Nous vivons des temps troublés, une situation de quasi-guerre, créant une véritable opportunité qui souligne un sentiment d’urgence pouvant forcer le pays à développer ses capacités de production nationale comme aucune politique de promotion du consommer local ne l’aura jamais fait », argue-t-il.

Abondant dans le même sens, Awa Caba soutient que la Covid-19 a créé une sensation de frayeur tout en permettant un éveil des consciences, démontrant véritablement l’essence du développement. « C’est comme si un déclic s’était produit », dit-elle tout en relativisant néanmoins la pandémie comme seul facteur de prise de conscience. « Ils sont multiples », dit-elle. Elle cite la digitalisation et la diversification des canaux d’information qui offrent de plus en plus de visibilité à moindre coût. « Pour avoir de la visibilité, il fallait passer par la radio et la télévision. C’était très cher et beaucoup de gens n’avaient pas les moyens. L’accès à l’information favorisé par les nouvelles technologies permet d’éveiller les consciences en faveur du consommer local », atteste Mme Caba. Jean-Pierre Dieng reste lucide sur l’impact du virus. Ce n’est pas plus la pandémie que la structure du commerce mondiale qui souligne l’importance du consommer local. Cependant, M. Dieng est pessimiste sur l’impact que tout cela aura. « Le choc n’a pas été assez grand, car la prise de conscience n’est pas assez grande. Tant qu’il n’y aura pas un choc massif qui marquera les gens, tant qu’on pourra importer, on importera. Le jour où on ne pourra plus importer, on se rendra compte du temps perdu et que ce pays recèle de capacités incommensurables », conclut-il.

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La Zlecaf, une opportunité historique pour le consommer local 

« Le local peut avoir des dimensions diverses. Ainsi, la notion de ‘‘consommer local’’ peut englober la Nation mais également la sous-région, voire le continent tout entier », précise le Professeur Malick Sané. Lorsqu’on traite du consommer local, le commerce intra-africain est particulièrement pertinent. Selon lui, les échanges entre pays africains ne représentent que 16 % de l’ensemble du commerce extérieur africain. Ceci illustre le problème auquel le consommer local tente de faire face. « Ce n’est pas plus grâce aux restrictions aux frontières et aux mesures d’accompagnement que nous aiderons nos industries naissantes. La meilleure défense, c’est l’attaque », rappelle M. Diabira de l’Adepme. À son avis, « augmenter les échanges intra-africains participera indubitablement a renforcer les productions africaines, et donc, le consommer local africain ». M. Dieng, quant à lui, croit à la force que conférerait l’augmentation des échanges sur le contient. « Autrement dit se liguer contre les importations. Faire poids en un bloc ». Il s’interroge sur les raisons d’aller chercher les produits que l’on consomme outre-mer sur un continent si riche. Le Professeur Sané souligne également l’intérêt stratégique de répondre aux besoins vitaux du pays et réduire sa dépendance vis-à-vis de l’extérieur « stratégiquement néfaste et dangereux », parce qu’exposant la Nation. Cela passe par la création de label (Sénégal/bio), d’après Mme Caba. « Aujourd’hui, si on veut aller vers l’exportation, les contraintes que nous avons, c’est le manque de label pour avoir accès à un plus grand marché. Si on veut booster notre économie, il va falloir qu’on aille vers cette standardisation-normalisation, être dans la production longue », argumente-t-elle.

Finalement, bien que se félicitant de l’initiative et encourageant tous les Sénégalais à consommer local, bon nombre des personnes questionnées s’accordent sur le besoin de réformes qui doivent être faites, notamment dans l’agriculture, l’accès aux financements, l’amélioration logistique (infrastructures, stockage) et dans les douanes, permettant ainsi de soutenir les efforts du secteur privé.

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Vers une digitalisation de l’offre

Aujourd’hui, de plus en plus de marques comprennent que le commerce au 21ème siècle passe par le numérique. Dès lors, bon nombre d’entreprises sénégalaises ont, en plus des points de vente physiques, étendu leurs offres en ligne. On peut citer « Afro & Nature » actif dans le domaine des soins capillaires et de la peau, « Le Lionceau » qui produit d’innombrables produits alimentaires naturels et sénégalais pour les enfants, « Soreetul », plateforme de vente en ligne de produits sénégalais, « Sell-Sellal », coopérative de l’agriculture saine et durable commercialisant des fruits et légumes. En dehors du secteur agroalimentaire, des initiatives comme « Kayfo game studio », studio de création de jeux vidéo, « Esprit d’Afrique », agence de voyage offrant particulièrement des projets eco-solidaires, des escapades ou encore des team-building, surfent sur le label consommer local. Tous ces exemples illustrent l’importance et les opportunités en termes de visibilité et d’accès au marché du digital. Phénomène encore plus accentué durant la pandémie actuelle de la Covid-19.

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