Horizon – Fatou Kande Senghor, réalisatrice, photographe : «Le hip-hop est un langage de revendication et de justice sociale»

 

 

Elle a passé près de 4 décennies dans le monde du hip-hop. Aujourd’hui, cette expérience est condensée dans un ouvrage : «Walabok, une histoire orale du hip-hop au Sénégal.» La série tirée de cet ouvrage, 26 épisodes de 26 mn de fiction, transmet en image cette histoire du rap que Fatou Kande Senghor a accompagnée tout au long de sa vie. Il y a quelques mois, après le clap final du tournage de la série, la réalisatrice s’était confiée au «Quotidien» sur l’histoire du rap et son évolution en terre sénégalaise.

Vous vous intéressez au hip-hop depuis plusieurs décennies. Après un livre, vous avez tourné une série sur l’histoire du rap. Ra­contez-nous cette épopée …
Le hip-hop m’a accompagné dans ma vie, m’a appris le sens d’être un guerrier. J’ai eu cette chance d’être une enfant de voyageur et j’avais cette chance d’avoir accès à du hip-hop tous azimuts, 24h chrono. J’ai vraiment pu profiter du hip-hop en langues anglaise, française, wolof, et de comprendre que c’était un langage de revendication, de justice sociale. J’ai compris que je pouvais devenir un petit soldat à mon niveau et sauver ma peau, ma vie. Ça me fait toujours rire quand des gamins de maintenant pensent que le hip-hop a 20 ans alors que voilà, quelqu’un de 50 ans comme moi, qui peut dire qu’à 10 ans, le hip-hop était déjà entré dans sa vie. Pour moi c’est très important d’avoir été une grande consommatrice de ces produits, de la danse, des k7 puis des k7 vidéo, des clips, des magazines, une pléthore de films américains, noirs en particulier, qui avaient une multitude d’histoires à raconter autour du hip-hop. Et déjà, je me disais, mince, nous, on n’a pas de films. On avait de la musique qui évoluait, qui commençait à changer. On est passés de pionniers qui étaient dans l’amour et la revendication de quartier et c’est devenu plus hardcore. On s’est dit, on s’en fout des quartiers huppés, parlons de nous et dans notre langue. J’étais consciente qu’il fallait surfer sur cette vague et je n’en suis jamais sortie. Je sais que quand je dis hip hop for life, ça décrit ma vie et il n’y a pas de négociation.

30 ans de hip-hop au Sénégal. Aujourd’hui, comment se porte le mouvement ?
Le hip-hop a évolué sous toutes ses formes. Il y a la forme artistique pure où on est dans la démonstration, le show, la création. Il y a des danseurs qui font des résidences, d’autres qui dansent au coin de la rue, il y en a qui ont une pédagogie pour enseigner dans le monde parce que c’est comme ça qu’ils mangent. Et d’autres qui ne sont jamais arrivés dans ce niveau-là et qui sont dans la performance et qui accompagnent des clips. Dans le graffiti c’est la même chose. Beaucoup sont le bras droit de messages sanitaires, etc. Tout le monde est en train d’apporter quelque chose à cette pensée universelle. C’est ce que la jeunesse du monde partage le mieux. Je ne pense pas qu’il faille s’inscrire dans une logique de mouvement. Ça l’a été initialement parce qu’on était dans une construction. Le hip-hop n’est pas né comme ça, c’est une réponse à un toumouranké (mal être). Les quartiers urbains d’où ça a jailli sont des quartiers à forte minorité que la majorité blanche était en train d’affamer, de couper toutes les participations sociales, en les mettant au pied du mur pour qu’ils déménagent. Il y a une sorte de système contre eux. Le système était déjà contre tous ces migrants, ces minorités et ce sont les grands frères qui ont décidé de protéger les petits frères parce que les parents étaient partis à l’usine chercher à manger toute la journée. Eux étaient là à s’entretuer, à faire les cowboys et les gangsters. Et quand ils ont vu que les petits frères suivaient aussi cette voie, ils ont dit : «Ça suffit. C’est à nous de prendre nos responsabilités.» La musique a accompagné ça, le graffiti, la danse et ensuite seulement, le rap a eu une certaine ampleur. Mais c’était un mouvement très conscient lié au fait que le ghetto était un endroit où personne ne pouvait grandir. On y mourrait à n’importe quel âge. Quand ce n’était pas de faim et de maladie, c’était un poignard ou un pistolet d’un autre qui était dans la même condition que vous ? Très vite, ils ont compris qu’il y avait une sorte d’extermination qui était planifiée par les gens qui avaient un intérêt à ce qu’ils déguerpissent du quartier. Aujourd’hui, au Sénégal, le concept du mouvement s’est transformé. On est en train de bouger dans les choses qui nous animent et on est dedans à fond. On est tous membres d’une famille qui est universelle plutôt que dans un mouvement où il y aurait un leader et des missions.

Ce qu’on constate aussi, c’est que ce sont les artistes, qui ont su greffer une dimension commerciale à leur image, qui ont pu s’en sortir financièrement. Avec des marques de vêtements par exemple. Est-ce que c’est une dynamique propre au Sénégal ou on retrouve la même évolution ailleurs et qu’est-ce qui l’explique ?
Le hip-hop forcément, a un moment donné, la dimension commerciale, elle doit exister parce qu’elle n’a plus l’histoire du début, la motivation du début ou le contexte social. Les 50 Cent et autres, c’étaient de petits gangsters et ils montaient sur des scènes ou sur 20 dates, il n’y avait que des blancs dans la salle qui faisaient les gestes du hip-hop, qui chantaient tous les couplets. Le hip-hop est intéressant et appétissant pour le business. Maintenant, quand on arrive en Afrique, et qu’on est à un stade de consommation comme un peu partout dans le monde, il faut que les gens s’inventent. Il n’y a pas les moyens qu’il y a dans les pays organisés, entre les concerts, les ventes de disque, etc. Le hip hop, tout le monde sait que ça ne marche pas financièrement ici. C’est maintenant qu’il y a de gros contrats comme Dip Doundou Guiss mais c’est le seul. Après, on voit ce que des pionniers font pour rester au top comme Daara j family ou Studio Sankara de Awadi qui a développé tout une branche publicité, des projets de cinéma et qui a multiplié les moyens d’avoir de la ressource. Le monde doit maintenant s’inventer. Quand les rappeurs avaient 19, 20 ans et vivaient chez leurs parents, on ne s’occupait pas de ce qu’ils gagnaient ou pas. Mais maintenant qu’ils doivent payer leur propre loyer, forcément il faut faire beaucoup de choses. Il ne faut pas continuer à penser que dans le hip-hop il y a des fake… Quand il y a des messages publicitaires à faire, des campagnes, les gens vont les faire et gagner leur argent. Il ne faut pas leur en vouloir et les stigmatiser. Les jeunes grandissent et quand ils grandissent, leurs mères sont les premières à leur dire qu’il faut que ça rapporte. Et ils ne peuvent pas rester des éternels gamins sans femme ni rien. Et je sais qu’on est dans un milieu où on dit tout le temps, les boys du rap. Ce ne sont pas des boys. Les aînés ont facilement la cinquantaine et sont encore dans le même business. Et les 17, 18 ans ne peuvent pas se permettre de leur jeter des pierres. J’ai entendu : «Quand tu rentres dans le reggae, il ne te vient pas à l’idée d’insulter Bob Marley et dire qu’il n’y connaît rien.» Alors que dans le hip-hop, dès que tu arrives, tu dis que Awadi est nul, que les aînés font du takhourane, tu te permets de cracher dans la soupe, de dire que nous les nouveaux, on représente le vrai rap. Si tu es conseillé par des gens, ils te diront que ça ne marche pas comme ça. A un moment il faut savoir ce que les autres ont fait avant et amener du neuf. On est à une époque d’egotrip. Le rap sénégalais est l’un des seuls où les gens imaginent qu’il y a un ennemi juré en face et qu’il faut le dire. Ce n’est pas possible, il faut avoir de vrais sujets. L’egotrip, c’est bien mais peut mieux faire.

Vous êtes réalisatrice, photographe, artiste en somme. Comment se déroule votre processus de création d’un art à un autre ?
Le hip-hop m’a permis d’être une touche-à-tout. Toutes les disciplines qui m’intéressaient lorsque j’y posais un regard, je me débrouillais bien pour m’en sortir. Et j’avais envie pour le hip-hop de faire quelque chose de costaud. Et pour moi qui suis dans le documentaire, faire une série de 26 épisodes de 26 mn de fiction, c’était rattraper les 25 ans pendant lesquels je me suis promenée dans ces métiers-là. Et de faire quelque chose de fort, d’intéressant. Beaucoup de personnes du hip-hop ont adhéré parce qu’elles me connaissaient depuis longtemps. J’utilise l’expression fekke maci bole et je ne vois pas pourquoi on m’en sortirait. Sous prétexte que je suis trop vieille ? Justement, j’ai l’âge parfait. Je me suis initiée parce que c’est la musique de mon temps. Je ne connais rien d’autre. Toutes les autres musi­ques, c’étaient des musiques d’adultes. Je suis très fière d’avoir pu écrire des choses vécues ou vécues par les autres autour de moi, mais harmoniser tout cela dans une série, qui utilise le hip-hop comme prétexte mais qui parle de survie, d’êtres humains que nous sommes, c’est ma plus grande fierté et de partager avec plus de mille personnes toutes les étapes.
Propos recueillis par Mame Woury THIOUBOU
mamewoury@lequotidien.sn