«J’aimerais entendre un jour un président dire: “Français, Françaises et habitants de France”»

 

Fils d’immigrés algériens, né en banlieue parisienne, Rachid Akbal était Français jusqu’à ce que l’Algérie devienne indépendante en 1962 et qu’il perde la nationalité. Le comédien, auteur et metteur en scène engagé raconte le long parcours qui l’a conduit, plus d’un demi-siècle plus tard, à demander sa réintégration et pouvoir enfin voter dans le pays où il a toujours vécu.

Rachid Akbal ne se souvient pas de ce 1er janvier 1963 où il a perdu sa nationalité française, dans la foulée de la signature des accords d’Évian. Il faut dire que ce quatrième d’une fratrie de huit était né à peine trois ans avant, dans la région parisienne où son père avait fini par s’établir après son arrivée de Kabylie via le port de Marseille en 1946.

Au moment de l’indépendance de l’Algérie, ceux qui en étaient originaires, deviennent automatiquement algériens, à moins de demander expressément à intégrer la nationalité française. À cette époque, la double nationalité n’existe pas et le peuple algérien vient de verser son sang pour l’indépendance. Le père de Rachid fait son choix : il sera citoyen algérien. Ses enfants deviennent de fait, eux aussi, Algériens.

Comme des milliers d’autres enfants de cette génération, Rachid grandit donc en France en tant qu’étranger. Les tracas liés à cette situation sont « rares », assure l’auteur, comédien et metteur en scène de théâtre. Il y a cette fois où sa carte de résident n’a pas suffi à lui autoriser l’entrée d’un hangar où il devait récupérer du matériel pour un spectacle. Et bien sûr les demandes de visa à anticiper pour entrer dans certains pays quand il part en tournée.

Colère

Il lui faudra plus de 50 ans pour se décider à demander sa « réintégration » dans l’identité française – c’est le terme consacré. Pour l’expliquer, le directeur de la compagnie Le Temps de vivre, située à Colombes, dans la région parisienne, évoque « un peu de fainéantise » : « il y avait tellement de papiers et moi qui bougeais tout le temps, il fallait à chaque fois que je redemande des pièces. » Mais ce qui revient dans son récit, c’est cette « colère » dont celui qui est passé maître dans l’art de l’autofiction fait des spectacles. « Ça coûte moins cher que de s’allonger sur des divans », plaisante le sexagénaire.

À travers son histoire et avec poésie, il parle d’exil, de mémoire et d’identité. De ce père, venu très jeune, des rêves plein la tête « au pays de la chance », pris entre les feux de la guerre d’Algérie après avoir participé aux chantiers de la reconstruction de son pays accueil.

De ce « fardeau de la guerre », comme il l’appelle, et de 132 ans de colonisation dont il a hérité. « Cette histoire, sa brutalité, les morts, on l’a vécue par transmission, rappelle-t-il. Puis nos parents en ont subi les conséquences, et puis nous, les enfants. Donc on a grandi avec tout ce ressentiment, on en a été nourri. »

Sa colère, c’est aussi celle de l’enfant d’immigrés. Quand se rend-on compte de sa différence, comment se construit-on son identité quand on est vu comme un immigré dans son propre pays ? Rachid Akbal décrit ce « sentiment qui monte progressivement », ces « indices » qui jalonnent son enfance et révèlent qu’« on est à la marge ». Géographique d’abord. Dans Les Contrées sauvages, il aborde ces lointaines banlieues parisiennes où il a eu la chance de grandir lui dans la « bicoque-château, une vieille maison qui tenait debout comme elle pouvait », entourée de champs.

La prise de conscience – brutale cette fois – il la date dans les années 1970, à l’adolescence quand il découvre « les cheveux frisés » comme lui, ses « cousins » issus de l’immigration qui s’entassent dans les tours qui ont fini par pousser dans les champs autour. Bon élève, il fait figure d’exception. On l’oriente vers un bac scientifique, mais il voit ses frères et sœurs envoyés vers des filières techniques : secrétaires, dactylo pour les filles, métiers manuels pour les garçons.

C’est à 18 ans que les choses se matérialisent vraiment. « On reçoit des papiers d’Algérie, il faut une carte de résident pour vivre en France, faire la queue à la préfecture. » Dans une autre file, il voit les demandeurs d’asile qui patientent. De quoi aiguiser encore une conscience politique en construction.

Garder sa nationalité, presque une question de « responsabilité historique »

C’est aussi l’âge de décider. Ses sœurs nées avant l’indépendance demandent, comme elles en ont la possibilité, à reprendre la nationalité française. Elles n’hésitent pas, question de pragmatisme. Pour Rachid, comme pour la plupart de ses copains dans le même cas en revanche, la question ne se pose pas. « Aujourd’hui encore, les choses ne sont pas réglées, mais à ce moment-là, c’était encore plus violent. Rien n’était refermée, la plaie était vive de chaque côté. » Garder sa nationalité est une question de fierté, presque de « responsabilité historique », justifie Rachid Akbal. « Les filles, heureusement pour elles, ne portent pas cette responsabilité. Il y a moins une question d’orgueil que pour les hommes. »

En 2017, c’est sa compagne qui a fini par le décider à sauter le pas, à dépasser sa colère. Ses deux frères, nés avant 1963, eux sont toujours Algériens. Quant à son père, il est enterré au cimetière musulman de Tremblay-en-France, selon sa volonté. « Mais il est mort Algérien, rappelle le comédien qui a raconté sa vie dans Baba l’Algérie. Il ne voulait pas être Français. Pour lui, ça aurait été une trahison. »

Sa jeunesse, Rachid Akbal la décrit comme « chaotique ». Il lui faudra un retour aux racines – littéralement – pour se « remettre sur pied ». De long mois à planter des arbres sur les haut-plateaux algériens pour « arrêter le désert » dans le cadre de son service militaire.

Ce n’est que plus tard que le jeune homme traverse le périph’ et prend l’ascenseur social. « C’est pas logique de ne pas être Français quand on me connaît ! », souligne-t-il. En effet, qui pouvait se douter que cet artiste engagé qui a toujours vécu en France, à la tête d’une compagnie de théâtre subventionnée, qui se définit comme « très politisé », en était encore il y a peu à renouveler sa carte de résident tous les dix ans et était exclu de tous les scrutins électoraux ?

« On est là mais on est privé de notre choix de pouvoir dire les choses »

Désormais Franco-Algérien, Rachid Akbal se souvient de ce « malaise » de vivre dans un pays sans en être citoyen. « On est là mais on est privé de notre choix de pouvoir dire les choses. C’est terrible à vivre, ce n’est pas simple. Quand il y a un discours officiel, en fin de compte, on ne s’adresse pas à nous, souligne-t-il. On dit : “Français, Françaises, ou citoyens, citoyennes.” Mais pour être citoyen, il faut avoir le droit de vote. Du coup, on n’existe pas, nous. J’aimerais entendre un jour un président dire : “Français, Françaises et habitants de France.” »

Cette mise à l’écart du rituel électoral n’est pas sans conséquence. « De ne pas avoir donné le droit de vote à nos parents, fait que nous n’avons pas été habitués, nous, en grandissant, à tous ces jeux politiques. » Son père, opposant à la politique algérienne, ne votait pas au consulat. « Chez nous, on ne parlait pas de politique. Les fameuses disputent qui égayent les repas de famille à chaque élection, ça n’existe pas. » Le résultat, selon lui, c’est toute une génération d’enfants de l’immigration qui se désintéressent des élections.

La première fois qu’il a voté, c’était pour les municipales de 2020. « J’étais très heureux, se souvient-il. Mais j’ai un peu triché, j’ai voté par procuration. » Pour les régionales, il entre pour la première fois dans l’isoloir. « Ça fait quelque chose, se souvient-il. Et puis prendre tous les bulletins, donner son nom, le “a voté”… Les choses se matérialisent, elles existent. Et du coup, tu existes. Pour la première fois, tu sais que ta voix va peser, puisque tu rajoutes une voix. Cette sensation-là, elle existe. Tu as beau le savoir, quand tu le vis, c’est autre chose. »

En même temps que le vote, arrivent les premiers dilemmes électoraux. Autant la première fois, avec la victoire du Printemps marseillais, avait le « goût de la victoire ». Mais pour les régionales, les choses sont plus compliquées. Le Rassemblement national est en tête face aux Républicains. Lui qui a toujours fustigé le principe de « barrage républicain », doit choisir entre s’abstenir et prendre le risque de laisser la voie libre au parti d’extrême droite ou de voter pour un candidat dont il ne veut pas. « C’est facile de parler quand on n’a pas la responsabilité. » À l’heure du choix, il laisse son intransigeance de côté et « joue le jeu ».

Au-delà du phénomène Zemmour, ce qui l’inquiète aujourd’hui, c’est « l’extrême droitisation », « ce repli sur soi qu’a accentués la pandémie » et « les attaques répétées contre les contre-pouvoirs et les forces du progrès ». À la dernière présidentielle, Rachid Akbal n’avait pas pu voter. Pour 2022, son choix est fait pour le premier tour. Mais il a peu d’espoir de retrouver son candidat parmi les finalistes.

 

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