Ukraine: Poutine reste sourd aux voix discordantes sur la Crimée

Le président russe refuse d’envisager les conséquences économiques de cette initiative controversée. Le retour de la Crimée dans le giron russe après 60 ans de rattachement à l’Ukraine risque en effet, par le jeu de sanctions internationales, d’entraîner la fragile économie russe dans une récession et d’isoler le pays comme jamais depuis l’ère soviétique. Mais le chef d’Etat russe n’en a cure. «Son plus proche conseiller, c’est sa voie intérieure», dit-on de source proche du Kremlin. «Il devait agir. Il n’avait pas le choix.» Ceux qui s’opposent à cette intime conviction n’ont pas osé pour l’heure exprimer publiquement leur désapprobation. Et le chef du Kremlin peut compter sur un système très hiérarchisé et bien huilé de loyautés mis en place depuis sa première présidence il y a 14 ans, où même les désaccords entre ministres sont mis en scène pour les chaînes de télévisions publiques qui filment le conseil des ministres. A Moscou, l’intervention en catimini des troupes russes en Crimée a suscité quelques murmures de désapprobation, surtout dans les ministères à connotation économique et financière qui ont été exclus du processus de décision.

Décision prise en petit comité
On raconte que Vladimir Poutine a pris sa décision d’entrer en Crimée sans crier gare avec ses plus proches conseillers: Sergueï Ivanov, le directeur de l’administration présidentielle, l’adjoint de celui-ci Viatcheslav Volodine, Vladislav Sourkov, un conseiller du Kremlin, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et les différents chefs des services de sécurité. Ils ont tous été favorables à l’initiative. En quelques jours, les forces russes ont occupé la péninsule, où est par ailleurs basée la flotte russe de la mer Noire, et une nouvelle direction séparatiste prorusse a été mise en place, laquelle a annoncé un référendum sur le rattachement à la Russie pour ce dimanche. En Russie, cette prise de contrôle à l’arraché est considérée comme la réponse légitime au soutien des pays occidentaux aux manifestants qui ont renversé le président prorusse Viktor Ianoukovitch le 22 février. Ce type de réponse caractéristique de Vladimir Poutine a de nouveau le vent en poupe au Kremlin depuis que les conseillers les plus modérés qui ont pu autrefois influencer le président ont été exclus du premier cercle du pouvoir.

«Poker à haut risque»
Et tant pis si la simple menace de sanctions occidentales affecte déjà l’économie russe. La banque centrale a été contrainte de relever ses taux d’intérêt et de dépenser des milliards pour soutenir le rouble. La croissance chancelante et les difficultés économiques pourront ainsi être mises sur le dos de l’Occident. «Il sait qu’il ne peut rien faire sur l’économie. La Crimée est une très bonne excuse pour Poutine», explique-t-on. Un autre responsable évoque les «risques» encourus. «Cela fait quand même un peu peur de penser à ce qui va se passer. Je n’ai pas en tête de tableau global et ne peux juger qu’à partir de données fragmentaires. Mais il me semble que c’est du poker à haut risque avec les deux parties qui bluffent», dit ce responsable. Pour l’instant, les sanctions envisagées par l’Union européenne, qui dépend du gaz russe, et les Etats-Unis, visent les Russes aisés avec l’espoir qu’ils inciteront les proches du président russe à lui conseiller de changer de politique. Washington a ordonné des restrictions sur les visas, ainsi que le gel d’avoirs d’un certain nombre de particuliers considérés comme une menace pour la souveraineté de l’Ukraine. L’UE menace, elle aussi, de geler certains avoirs et de restreindre les déplacements des citoyens russes. Dans ce contexte, peu de voix risquent de s’élever en Russie contre ces sanctions. Qui oserait se plaindre en public de ne plus avoir accès à son compte bancaire ou à sa résidence à l’étranger?

Temps économiques difficiles
Les oligarques se taisent donc, se bornant à dire que les événements n’influent pas sur leurs affaires. Une exception toutefois, l’homme d’affaires reconverti en politique Mikhaïl Prokhorov, propriétaire de l’équipe américaine de basket-ball des Brooklyn Nets, qui a appelé à la coopération internationale à propos de l’Ukraine. «Plus nous prendrons du temps à trouver une solution, plus cela nous coûtera», a-t-il dit. La classe dirigeante russe n’a pas d’autre choix pour l’instant que de s’accommoder de temps économiques difficiles, estime Konstantin Simonov, qui dirige un fonds d’investissements spécialisé dans l’énergie. «Oui, nos élites n’apprécieront pas beaucoup, mais elles n’ont pas d’autre choix», écrit-il dans le journal «Vedomosti». «L’Occident, au fond, propose un choix difficile: apportez-nous la tête de Poutine et vous conserverez vos villas à Nice. Mais l’élite ne craint pas seulement Poutine. Elle ne croit pas non plus en l’Occident, pensant qu’il pourrait l’abandonner. Il faut mieux avoir une villa à Hong Kong ou en Thaïlande que finir devant la justice à La Haye.»