Ukraine : « La menace d’une guerre civile est chaque jour moins farfelue »

Sam 74 : Puisque des élections sont prévues après les événements de Maïdan, pourquoi le pouvoir ukrainien réprime-t-il par la force au lieu d’offrir un référendum ? Il a pourtant bien conscience que seule la voie des urnes est légitime…

Piotr Smolar : Le scrutin présidentiel du 25 mai est essentiel aux yeux de Kiev et des Occidentaux, car il doit permettre d’offrir une nouvelle légitimité aux autorités centrales. Mais il est déjà en danger, en raison des confrontations, des violences et de l’insécurité qui se sont propagées à l’Est et au Sud. Je ne partage pas votre point de vue, selon lequel le pouvoir central « réprime par la force ». Ce qui caractérise l’attitude de Kiev depuis le début de la crise, à la suite de la fuite en Russie de Viktor Ianoukovitch le 21 février, est le gouffre entre les mots (condamnations, ultimatums) et les actes.

Pour l’heure, l’armée se contente par exemple de stationner autour de la ville de Sloviansk, au nord de Donetsk. Aucune véritable opération de sécurisation, à l’Est, n’a été entreprise, au grand désespoir de nombreux partisans de l’unité du pays, qui ont le sentiment que le pouvoir central se délite et se décrédibilise.

En dehors de l’armée, on peut souligner un problème flagrant de loyauté et de professionnalisme au sein des forces de police, illustré hier à Odessa, où quelques centaines d’activistes prorusses ont obtenu sans difficulté la remise en liberté de 67 de leurs camarades, détenus au poste de police.

Enfin, vous mentionnez à juste titre le référendum, réclamé par les séparatistes de la « république populaire de Donetsk ». Kiev a très mal communiqué sur le sujet, mais les autorités se sont prononcées depuis déjà plusieurs semaines en faveur d’un référendum national sur la décentralisation, qui offrirait de très larges prérogatives budgétaires et politiques aux régions. Hélas, cette réforme de la pyramide politique semble tardive, par rapport à la dégradation de la situation sur le terrain.

Visiteur : Le pouvoir russe affirme que dans le contexte actuel, il est illusoire d’organiser la présidentielle du 25 mai. Dira-t-il la même chose pour le référendum dans le Donbass prévu le 11 mai ?

Il existe un double langage évident de la part de Moscou sur ce sujet. On peut parler d’une promotion de la démocratie à géométrie variable… Mais il faut souligner une différence entre le référendum prévu à Donetsk et Lougansk, dimanche prochain, et celui qui fut organisé en Crimée. La Crimée a été très rapidement policée et contrôlée par Moscou et ses représentants sur place. Dans le Donbass, une forte incertitude demeure sur les commissions électorales, et le contrôle des listes. Comment établir le taux de participation ? Comment pointer les votants ? Plus généralement, comment voter alors que des combats sporadiques ont lieu dans certaines villes ?

La deuxième différence majeure avec la Crimée tient à la question posée. Dimanche, il se s’agira pas de voter pour ou contre l’adhésion à la Fédération de Russie, mais de se prononcer pour ou contre l’existence même d’une « république populaire de Donetsk ». Il n’est pas précisé, pour l’heure, si cette nouvelle entité doit exister dans le cadre de l’Ukraine unie, ou dans celui de la Russie.

Visiteur : Les prorusses sont très visibles dans les médias, ce qui donne une impression que la population locale semble a priori pour un rattachement à la Russie. Est-ce une réalité sur le terrain ou bien existe-t-il une majorité « silencieuse » plus modérée ?

Votre évocation de la « majorité silencieuse » est cruciale. Il s’agit d’ailleurs d’un problème considérable pour les journalistes et les observateurs, sur le terrain. Comment lui donner corps, comment la saisir ?

Les séparatistes qui ont pris possession du bâtiment de l’administration régionale, à Donetsk, le 6 avril, n’étaient à l’origine que quelques centaines. Pendant un mois et demi, les manifestants sur la place Lénine à Donetsk, réclamant un référendum d’autodétermination et criant leur défiance contre Maïdan et Kiev, étaient environ 2 000, chaque week-end.

Mais ces faibles chiffres ne doivent pas nous faire oublier une certitude : les sondages, les études d’opinion, qui ont montré ces derniers mois que les partisans d’une adhésion de l’Est à la Russie étaient très minoritaires, ne sont que des photographies. L’évolution de l’opinion publique, en temps de crise, est un processus très dynamique. D’autant que l’influence de la télévision russe joue un rôle énorme dans la perception des habitants de l’Est. Le drame de vendredi à Odessa a été présenté comme l’immolation pure et simple de dizaines de citoyens sans défense par les « fascistes » envoyés par Kiev. Il est évident que des catastrophes de cette puissance symbolique bougent les consciences, les opinions. Des personnes longtemps indifférentes, ou prudentes, se sentent soudain obligées de se déterminer.

Sofiane : Quel rôle joue l’oligarque Rinat Akhmetov, dont il est question dans plusieurs articles sur les événements en Ukraine orientale, dans les soulèvements prorusses, et pourquoi dit-on de lui qu’il mène un jeu trouble ?

Le rôle de cet oligarque très puissant, considéré comme l’homme le plus riche d’Ukraine, fait l’objet de nombreuses spéculations dans la presse de son pays. Contrairement à son collègue Igor Kolomoïski à Dniepropetrovsk ou bien Sergueï Tarouta à Donetsk, il a refusé la proposition du gouvernement de devenir gouverneur. Mais son influence dans la région de Donetsk est énorme depuis quinze ans. Il contrôle aussi des dizaines de députés au sein du Parti des régions. Les séparatistes ont réclamé sa venue, un soir, dans le bâtiment de l’administration régionale. Leur dialogue a été entièrement retranscrit dans la presse : Akhmetov les invitait à formuler leurs revendications, il leur promettait d’être à leurs côtés, et disait vouloir éviter à tout prix un bain de sang.

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Une dernière remarque : la presse a aussi rapporté que la première visite effectuée samedi 3 mai par l’envoyé spécial de Moscou à Donetsk, Vladimir Loukine, a été réservée à Rinat Akhmetov. Beaucoup à Kiev se posent une question : M. Akhmetov cultive-t-il les tendances séparatistes, pour promouvoir la fédéralisation de l’Ukraine, afin d’obtenir la plus grande latitude possible pour ses affaires ?

Visiteur : Les USA et l’Europe ne sont-ils pas en train de se ridiculiser avec des menaces dérisoires ?

Le mot « dérisoire » est excessif, au moins en ce qui concerne les Etats-Unis, qui ont adopté des sanctions individuelles sans précédent, dont il est impossible, à ce stade, de mesurer l’efficacité. On a le sentiment d’un manque de cohésion côté occidental, c’est vrai. Les Européens notamment sont très divisés. Il y a d’un côté les pays de la « nouvelle Europe », qui ont expérimenté, dans leur histoire, ce qu’implique le voisinage d’une Russie expansionniste et agressive. Je pense aux pays baltes, à la Pologne. D’un autre côté, on trouve l’Allemagne, très ennuyée en raison de sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie ; la Grande-Bretagne, dont la City et les élites politiques ont été pénétrées par l’argent russe ; et enfin la France. Après avoir accusé un énorme retard dans les échanges commerciaux avec la Russie, par rapport à l’Allemagne ou même l’Italie, Paris a essayé ces dernières années de s’attirer les grâces de Moscou. En matière de défense, par exemple, la collaboration est très intensive. Les pays de la « nouvelle Europe » essaient par exemple de convaincre Paris de renoncer à la livraison du Bâtiment de projection et de commandement (BPC) de type Mistral.

Martin : Pourquoi l’accord entre l’ancien président Viktor Ianoukovitch et l’opposition a-t-il été déchiré ? L’actuel gouvernement ukrainien devrait-il démissionner et se reformer afin d’inclure des membres du Parti des régions n’ayant pas de sang sur les mains et exclure les néonazis de Svoboda ?

L’accord conclu entre le président de l’époque, Viktor Ianoukovitch, et les trois formations de l’opposition présentes sur Maïdan, avec la médiation de trois ministres européens des affaires étrangères, dont Laurent Fabius, a été hélas conclu trop tard, après un bain de sang. Près de cent personnes avaient été tuées au cours des jours précédents aux abords de Maïdan. Un compromis politique classique devenait dès lors inacceptable pour la foule sur Maïdan, qui luttait depuis trois mois contre le régime prédateur du clan Ianoukovitch. Elle voulait son départ immédiat. Or, l’accord prévoyait qu’il resterait encore dix mois en fonction. Le chef de l’Etat s’est lui-même enfui, une décision qui a totalement compromis son avenir politique, notamment aux yeux de Moscou. Même dans l’Est, dans son fief de Donetsk, il est devenu bien difficile de trouver des habitants qui lui demeurent acquis, même s’ils soulignent, dans une grande majorité, qu’il était légitime, lui, contrairement aux nouvelles autorités à Kiev.

La tenue d’une élection présidentielle, le 25 mai, ne résoudra pas la question de la légitimité des autorités centrales. La nécessité d’élections législatives anticipées est soulignée par de nombreux acteurs politiques et observateurs. Vous mentionnez le Parti des régions, l’ancienne formation de Ianoukovitch. Ce parti est en décomposition avancée. Rappelons qu’il a voté, comme un seul homme, tous les textes de loi proposés à la chaîne après la fuite du président, notamment le retour à la Constitution de 2004.

Enfin, sur les « néonazis » de Svoboda, je me sens d’autant plus à l’aise pour parler d’eux que mon premier papier sur leur implantation dans l’Ouest date déjà de nombreuses années. Mais il faut souligner leur tentative de mue politique, de recherche de respectabilité, de notabilité. Sur Maïdan, ils n’ont pas tenu de discours incendiaires. Mais leurs penchants originels reviennent souvent à la surface. C’est un député des rangs de Svoboda qui a tenté, comme une petite frappe, de forcer physiquement le directeur de la télévision publique à la démission. Les députés de Svoboda ont aussi, souvent, commis la bêtise de huer, à la Rada, les députés du Parti des régions s’exprimant en russe.

François : Vous parlez du Parlement ukrainien. Que devient-il ? Ces parlementaires qui un jour soutiennent Ianoukovitch et le lendemain deviennent tous « orangistes », ça laisse très songeur sur l’état de la classe politique, est comme ouest, dans ce pays…

Le mot « songeur » est faible. Les forces « orangistes » et le Parti des régions portent ensemble la responsabilité de dix ans de gâchis, depuis la révolution de 2004. Dix ans de pratiques parlementaires médiocres, de rixes à la Rada, d’arrangements, de manipulations. Dix ans où la corruption s’est développée de façon terrifiante, en particulier depuis l’élection en février 2010 de Viktor Ianoukovitch à la présidence.

Le manque d’appétit des citoyens ukrainiens pour l’élection présidentielle du 25 mai n’est pas seulement lié aux violences et à l’insécurité. Il s’explique aussi par la permanence du personnel politique, et la préservation des pratiques anciennes. Les aspirations du peuple révolutionnaire, sur Maïdan, à un renouvellement des élites et à une « lustration » des administrations sont déjà déçues.

Les principaux candidats à la présidentielle sont Petro Porochenko et Ioulia Timochenko. Le premier est un oligarque, patron du groupe chocolatier Roshen, qui s’est toujours entendu avec toutes les majorités. La seconde a déjà été deux fois première ministre et a épuisé son crédit auprès de la population en se perdant dans des luttes infinies avec l’ancien président, qui fut aussi son allié en 2004, Viktor Iouchtchenko. Quant au Parti des Régions, il est tellement décrédibilisé que de nombreux membres sont favorables à sa disparition et à sa renaissance sous un autre nom.

Kibol : N’avez-vous pas l’impression que le scénario est déjà noué : élections le 25 mai, non reconnues par les prorusses et par Vladimir Poutine ; escalade de la violence par un pouvoir légitimé ; intervention de Moscou ; partition de l’Ukraine (au mieux)…

J’envie ceux qui ont des certitudes sur le développement de la crise. Dans le cas de la Crimée, par exemple, une majorité d’observateurs ne pensait pas que la Russie irait aussi loin, aussi vite, et déciderait l’annexion. Ces observateurs pensaient plutôt que la Crimée serait utilisée par Moscou comme une zone grise, permettant de déstabiliser l’Ukraine.

On peut toutefois prévoir sans grand risque que Moscou ne reconnaîtra pas le résultat du scrutin présidentiel du 25 mai, tandis que les observateurs internationaux et les chancelleries occidentales essayeront au contraire de modérer leurs réserves, pour ne pas affaiblir davantage un pouvoir central en hémorragie avancée.

La question de l’intervention militaire de Moscou reste posée. L’extrême faiblesse de l’armée ukrainienne et le refus – non déclaré – des Américains et des Européens de s’engager militairement sur ce terrain, contre la Russie, offrent un champ de manœuvre énorme à Moscou. Mais bien entendu, une intervention militaire dans l’Est et le Sud aurait des conséquences bien plus dramatiques que l’annexion de la Crimée, en termes de vies humaines. La menace d’une guerre civile en Ukraine semble chaque jour moins farfelue. Le drame d’Odessa marque de ce point de vue une aggravation majeure.

Lemonde.fr/