PHILIPPE DOUSTE-BLAZY: «La lutte contre la pauvreté n’avancera pas sans financements innovants»

Ancien ministre français, tour à tour de la culture, de la santé et des affaires étrangères, médecin de profession, Philippe Douste-Blazy s’est engagé depuis plusieurs années dans un patient et difficile combat: convaincre les Etats du monde entier que l’extrême pauvreté et ses effets sur la santé peuvent être considérablement réduits par des moyens indolores pour les économies nationales. Il suffit d’introduire des microtaxes sur des services et des biens de consommation, prêche-t-il. C’est l’idée qu’il défend aujourd’hui auprès de l’ONU en qualité de conseiller spécial sur les financements innovants du développement. Entretien à Genève.

– L’idée d’une taxe d’un euro sur les billets d’avion a été lancée en 2002 par Lula et Jacques Chirac, puis concrétisée par Unitaid, ONG hébergée par l’OMS. Quel bilan tirez-vous aujourd’hui de cette opération?

– A Genève, Unitaid et ses 70 collaborateurs est le premier laboratoire mondial réfléchissant à des contributions solidaires indolores pour l’économie, cela dans l’optique de lutter contre l’extrême pauvreté dans le monde. Celle-ci touche 1,5 milliard d’individus sur cette terre gagnant moins de 1,25 dollar par jour, et n’ayant aucun accès au système de santé. L’un des premiers instruments à avoir été mis en place est la taxe d’un euro sur les billets d’avion, introduite en 2006. A ce jour, treize pays l’ont adoptée, et elle a permis de récolter plus de 2,5 milliards de dollars en sept ans, fonds qui ont été affectés à la lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose. Huit enfants sur dix concernés par le VIH ont été soignés dans le monde grâce à Unitaid. C’est dire son potentiel…

– Mais treize pays, c’est encore peu. Même la très solidaire Suisse ne s’y est pas mise… Trop compliqué à mettre en œuvre?

– Non, il n’y a rien de plus simple. Cette taxe mériterait d’être pratiquée à bien plus large échelle, d’autant que c’est sans doute la seule taxe populaire au monde! Car quel usager du trafic aérien n’est pas d’accord de débourser un euro sur son billet d’avion? Trop peu de pays l’ont encore adoptée, c’est vrai. Lorsque Unitaid a été lancé, nous ne voulions pas être des acteurs de terrain, mais être là pour aider ces acteurs, en ciblant des programmes précis. Unitaid a sans doute souffert d’un manque de visibilité. Notre but est maintenant de rattraper ce déficit d’image et de populariser ces taxes indolores. Le Maroc vient d’adhérer à la taxe sur le billet d’avion, le Japon pourrait suivre l’an prochain ou en 2016. En Suisse, j’ai déjà discuté avec des responsables politiques. Je suis confiant, il faut pousser maintenant le projet au Parlement.

– On a vu, face à l’épidémie d’Ebola, des pays très réticents à verser des fonds, malgré l’urgence. Pourquoi l’ONU et ses agences ne mettent-ils pas plus en avant ces pistes innovantes?

– Les problèmes de fonds de la lutte contre le virus Ebola démontrent en effet qu’il y a urgence à repenser les modes de financement. Les budgets des Etats sont au plus mal, et le modèle de contribution classique – chaque pays est appelé à faire un effort –, fonctionne donc difficilement. Unitaid bénéficie du soutien de l’OMS, mais il faut maintenant entrer en campagne sur les financements innovants. Car ils sont la solution d’avenir pour contribuer à remédier aux déséquilibres grandissants de la planète. Ce n’est pas seulement une question d’éthique ou de charité. La pauvreté alimente le terrorisme. Les politiques ont des raisons d’agir ne serait-ce que pour des raisons sécuritaires.

– Une autre idée consiste à taxer les transactions financières. Difficile à faire passer?

– Des dizaines de milliers de transactions financières se produisent chaque seconde dans le monde. Un modèle a montré que si l’on prélevait 0,01% sur les produits dérivés, on obtiendrait 400 milliards de dollars par an. Imaginez ce qu’on pourrait faire avec 400 milliards de dollars par an! Aujourd’hui, onze pays de l’Union européenne ont accepté le principe de cette taxe, ce qui rapporterait 35 milliards d’euros chaque année. C’est déjà bien et nous poussons ces Etats à la mettre en pratique. Problème: certains ministres des finances y voient surtout une aubaine pour soigner leur propre budget. Ce serait un scandaleux détournement du but initial. Nous avons dû négocier pour obtenir la garantie que 25% de ce financement aillent au moins aux pauvres de la planète.

– Quelles sont les autres pistes en matière de taxes indolores et de financements innovants?

– D’autres services ou biens pourraient se prêter facilement à une taxe indolore: Internet, la téléphonie mobile, les ressources énergétiques. En Afrique, nous travaillons sur l’idée d’attribuer une part de l’imposition du baril de pétrole et du gaz à la lutte contre la malnutrition chronique des enfants. Plusieurs Etats de ce continent se disent prêts à s’engager dans ce projet, baptisé Unitlife.

Par ailleurs, il y a d’autres pans novateurs à explorer. Il est parfaitement honteux qu’un Africain doive attendre deux fois plus longtemps qu’un Européen pour avoir accès à un médicament qui le sauverait simplement parce que le prix élevé de ce produit, en soi, empêche toute création de marché dans cette région de la planète. Dans la lutte contre le sida, un accord passé avec quatre grands de la pharma a permis de produire sous licence des médicaments génériques 99% moins chers pour les commercialiser là où on en a cruellement besoin. C’est le principe de la mise en communauté des brevets et il pourrait être étendu à bien d’autres médicaments. Unitaid œuvre donc aussi pour créer les marchés là où il n’y en aurait normalement pas pour le système capitaliste. Et c’est un champ extrêmement prometteur.

(TDG)