
A la manière dont elle le glisse, on ne peut deviner si la chercheuse s’en réjouit ou le déplore: «Plus la Russie fait l’actualité, plus l’Unité de russe accueille d’étudiants.» La satisfaction de l’intérêt croissant des élèves le dispute au sentiment de gâchis dans l’est ukrainien. Korine Amacher donne, ce soir, une conférence sur «La Russie et l’Ukraine: histoire partagée, mémoires divisées»*. Interview sur quelques moments saillants d’un destin à la fois commun et déchirant.
Partons du nom même d’«Ukraine»: en russe, il a une connotation de périphérie…
Oui, le sens premier de Ukraïna signifie les marges, les confins. Ce n’était d’ailleurs pas le nom d’un Etat, jusqu’à la Révolution russe, la Première Guerre mondiale. Cela ne le devient qu’à partir de 1918-1919 (République populaire d’Ukraine, puis République socialiste soviétique d’Ukraine).
Au commencement, avant l’an 1000, autour de Kiev, il y avait la Rous: berceau de l’Ukraine ou de la Russie?
Pour nous, les historiens, cette question n’a plus grand sens, mais elle a beaucoup d’importance pour les Russes et les Ukrainiens. Au Xe siècle, la Russie et l’Ukraine n’existaient pas, ce qui existait c’était en effet un Etat florissant qui portait le nom de Rous, avec deux villes phares, Kiev et, plus au nord, Novgorod. Pour diverses raisons, cet ensemble s’est morcelé et durant la domination mongole (1240-1480) sur le territoire de la Rous, la principauté de Moscou est devenue puissante, alors que celle de Kiev a décliné et a été intégrée dans l’ensemble Lituanie-Pologne.
La thèse russe d’un déplacement de la Rous vers le nord-est demeure valide?
La théorie selon laquelle les populations se sont déplacées vers le nord-est suite à l’invasion mongole qui a ravagé Kiev en 1240 a été contestée pour la première fois par un historien ukrainien au début du XXe siècle. Elle est aujourd’hui en grande partie abandonnée par les historiens, et pas seulement les historiens ukrainiens. Bien plus tard, au XVIIe siècle, les Cosaques du Dniepr, en majorité orthodoxes, (situés dans le sud-est de l’actuelle Ukraine) se sont révoltés contre le pouvoir polonais et ont demandé la protection de la Moscovie.
Historiquement, l’Ukraine n’est qu’un appendice?
Disons que pour les historiens russes de l’époque tsariste, ce territoire était historiquement considéré comme «russe». Mais l’historiographie ukrainienne, au contraire, estime (dès qu’elle a pu s’exprimer, à la fin du XIXe siècle), que la Rous de Kiev est à l’origine de l’Ukraine. Pour celle-ci, ce qui est fondamental, ce ne sont pas les dynasties, mais les populations et les territoires. Il y aurait donc eu une société et un peuple ukrainien, d’une part, et, d’autre part, une société et un peuple moscovite qui se seraient développés de façon différente.
Pourquoi cette querelle prend-elle de l’importance aujourd’hui?
On en rediscute fortement par rapport au conflit. A Kiev, on parle de Rous ukrainienne, mère des villes de leur pays, ce qui assoit la légitimité de celui-ci. A l’inverse, pour les Russes, la Rous est le premier Etat russe. A noter qu’à l’époque soviétique, contrairement à l’époque tsariste, on ne niait pas l’existence d’un peuple ukrainien (ni biélorusse d’ailleurs), mais Moscou pouvait alors se poser en grand frère incontesté.
Point focal aujourd’hui, l’est de l’Ukraine, le Donbass. Peut-on le considérer comme une région fondamentalement russe?
Les cartes sont très utiles pour comprendre cette histoire-là. Cette région qu’on appelle, ou plutôt appelait, la Nouvelle Russie, avec notamment Donetsk, et plus au sud, la ville de Marioupol, qui voit les séparatistes aujourd’hui à ses portes, concentre les tensions. Elle a été colonisée et mise en valeur, à partir du moment où la Crimée est devenue russe, en 1783, sous Catherine la Grande, qui voulait arrimer à l’Empire russe toute cette région, située autour de Kharkov (Kharkiv) et les «steppes du Sud», dangereuses et peu peuplées. C’est l’Empire russe qui a créé Odessa, Sébastopol, Marioupol… Au XIXe siècle, avec les mines de fer, de charbon, la région de Donetsk deviendra même le fleuron industriel de l’Empire russe.
Cette région est-elle alors aussi tournée vers Kiev?
À cette époque-là, Kiev est une ville importante, mais c’est une ville de province.
On saute les siècles, Seconde Guerre mondiale. A l’Ouest de l’Ukraine, on soutient les nazis contre les Soviétiques…
Ce n’est évidemment pas aussi simple; il y a à nouveau deux histoires différentes. Après le pacte germano-soviétique de 1939, les Soviétiques entrent en Galicie. Ils arrêtent ou fusillent tous les ennemis avérés ou potentiels, dont des représentants de l’Eglise uniate. Les nationalistes ukrainiens de Galicie, qui s’étaient aussi fortement battus pour créer un Etat indépendant contre les Polonais, ont eu, avec l’arrivée des Allemands en juin 1941, l’espoir, finalement déçu, de générer un Etat ukrainien indépendant. Par contre, plus à l’est, une grande partie des Ukrainiens qui vivaient au sein de l’URSS ont combattu avec les Soviétiques.
Il reste que, par milliers, les Ukrainiens de l’Ouest ont collaboré avec les nazis et que les pro-Russes ont qualifié, il y a un an, de fascistes les activistes de la place Maïdan…
Que l’extrême droite ukrainienne ait été présente sur le Maïdan ne transforme pas tous les activistes en fascistes! Enfin, l’historien ne doit pas porter des accusations collectives. C’est une question très complexe et douloureuse. Parce que durant la guerre, certains Ukrainiens, dont certains étaient effectivement antisémites, ont commis des actes indéfendables, justifiés pour eux par la primauté de la cause nationale. Cela n’excuse rien, mais cela explique le contexte. Et bien que ce soit un sujet tabou en Russie, il y a aussi eu des cas de collaboration en URSS, comme dans tous les pays européens pendant la guerre, d’ailleurs. Mais ce qui est terrible en Ukraine, c’est que la mémoire oppose deux camps: d’un côté ceux qui ont lutté pour l’indépendance nationale, mais au prix d’une collaboration avec les Allemands, de l’autre côté ceux qui se sont battus contre le nazisme sous l’uniforme d’un Etat, l’URSS, considéré par certains Ukrainiens aujourd’hui comme un Etat «occupant». Confrontés, ces deux récits historiques sont terribles.
Dans l’histoire contemporaine, retrouve-t-on d’autres sujets de discorde?
Oui. Au sein même de l’Ukraine, il y a deux visions différentes de la famine-Holodomor de 1932-1933 et peu importe si, dans ces régions, on en a directement souffert ou pas. A l’ouest, on estime qu’il s’agit d’un génocide contre le peuple ukrainien; à l’est, on y voit une horrible tragédie.
L’historienne peut-elle faire un pronostic sur ce qu’il va advenir?
Non, d’ailleurs on s’est tous trompés avant même le déclenchement du conflit. Mais je suis assez pessimiste sur l’avenir entre ces deux pays, proches depuis si longtemps. Tout cela est un désastre.
Le statut de pays neutre – ni OTAN ou UE, ni giron russe – reste-t-il envisageable?
Dans l’idéal, oui. Mais à noter que Moscou, qui avait toujours accordé beaucoup d’importance à l’ONU et à l’OSCE, a eu de quoi être déçu. Il faudrait de solides garanties.
Vient l’hiver: court-on à une catastrophe énergétique en Ukraine?
Je ne l’espère pas. Et ce serait la population qui en ferait les frais, comme toujours. La Russie doit vendre son gaz et le charbon dont l’Ukraine a besoin provient du Donbass, qui lui a besoin d’argent. Des discussions sont probablement en cours. C’est l’occasion de renouer un certain dialogue.
*Jeudi 4 décembre, 18 h 30, Uni Dufour, auditoire U600, entrée libre.
(24 heures)