BAVURES POLICIÈRES AUX ETATS-UNIS: «La vie d’un homme noir ne compte pas à Staten Island»

Alors que le ferry déverse à Staten Island son flot de pendulaires rentrant d’une longue journée de travail à Manhattan, un cortège d’une trentaine de personnes défile dans la nuit pluvieuse mercredi. Un homme a les mains en l’air pendant que les manifestants crient «Justice pour Eric Garner.» A l’arrière du défilé, une femme mince marche avec une poussette. Son t-shirt blanc a trois photos d’un homme noir souriant et une inscription: «Dors en paix Eric Garner». «Je suis écœurée», glisse Jewell Miller. Elle fait allusion à la décision d’un grand jury new-yorkais de blanchir l’officier de police qui a causé la mort du père de sa fille, Legacy (ndlr: héritage en français), il y a quatre mois. «C’est dégueulasse de pouvoir tuer quelqu’un pour une cigarette», ajoute-t-elle.

Etranglé par le bras

Eric Garner est soupçonné de vendre illégalement des cigarettes à la pièce lorsqu’il est interpellé par des policiers devant un magasin de perruques et d’accessoires de beauté le 17 juillet dernier. «Chaque fois que vous me voyez, vous me harcelez!» lance l’homme corpulent aux deux agents. Lorsque les policiers s’approchent de lui pour lui passer les menottes, il dit encore: «Ne me touchez pas, s’il vous plaît!» C’est à ce moment-là que l’un des agents passe son bras autour de son cou pour le plaquer au sol. Cette pratique est bannie par la police de New York depuis 1993. Sur la vidéo de l’altercation, filmée par un passant, on entend l’Afro-Américain de 43 ans se plaindre au moins huit fois: «Je ne peux pas respirer.» Ce père de six enfants, asthmatique, décédera peu après à l’hôpital de Staten Island, l’un des cinq arrondissements new-yorkais. Sa mort a été qualifiée d’homicide par le médecin légiste.

Ces éléments n’ont toutefois pas convaincu les jurés de poursuivre le policier. «La vie d’un Noir ne compte pas à Staten Island, réagit Jewell Miller. Legacy, ma fille, ne connaîtra jamais son père. C’est un autre jour triste. Les gens nous disent qu’on ne perdra jamais la plainte civile. Mais je me fous d’une plainte civile. Ma fille a besoin d’un père.»

Colère dans la rue

Le verdict du grand jury de New York a ravivé la colère qui gronde depuis la décision, il y a dix jours, d’un grand jury de Ferguson de blanchir le policier responsable de la mort de Michael Brown, un jeune Noir qui n’était pas armé. Des manifestations ont été organisées mercredi soir dans plusieurs quartiers de New York. Des centaines de protestataires ont bloqué la circulation sur l’une des artères principales de Manhattan et sur le pont de Brooklyn. Ils ont repris en chœur «Mains en l’air, ne tirez pas!» et «Pas de justice, pas de paix», les slogans de Ferguson. Ils y ont ajouté «Je ne peux pas respirer», en hommage à Eric Garner. Quelque 83 personnes ont été arrêtées.

A Staten Island, Ben Garner, le père d’Eric Garner, visiblement très affecté, a interrompu des manifestants qu’il a accusés de récupérer la mort de son fils. «Viens quand il n’y a pas de caméras de télévision, a-t-il lancé à l’un d’entre eux à l’endroit où son fils a été arrêté. J’ai le droit de dire ça. Je suis triste.»

«Obama est coincé»

Eric Holder, le ministre de la Justice démissionnaire, a annoncé mercredi soir l’ouverture d’une enquête pour déterminer si les droits civiques d’Eric Garner ont été violés. Jewell Miller est sceptique: «Barack Obama est coincé, affirme-t-elle. Oui, c’est un président afro-américain, mais c’est le Congrès qui a le contrôle. Et il ne va pas nous aider.» Hasard du calendrier, le Département américain de la justice a révélé hier les conclusions d’une longue enquête sur les pratiques de la police de Cleveland. Et il a conclu à un usage injustifié de la force. Ces révélations interviennent deux semaines à peine après qu’un officier de police de Cleveland a abattu Tamir Rice, un jeune Noir de 12 ans qui brandissait un faux pistolet.

(24 heures)