
Invité par le site d’actualité des Albanophones de Suisse (Albinfo.ch), Shpend Ahmeti, maire de Pristina, la capitale du Kosovo, est de passage en Suisse. Il participe à un débat ce vendredi soir à Köniz, près de Berne, sur la contribution des diasporas à la démocratisation des pays des Balkans. Elu maire en décembre 2013, il s’est montré très offensif dans son combat contre la corruption qui gangrène sa ville et son pays. Entretien.
Vous avez entrepris de lutter contre la corruption dans la capitale d’un Etat qui figure parmi les plus corrompus au monde. Qui sont vos ennemis?
Les gens corrompus, tous ceux qui ont des activités illégales dans diverses branches. Je me suis d’abord attaqué aux plus puissants, des gens qu’on disait hors d’atteinte. Une société de pétrole qui a vendu à la Municipalité un carburant qui n’était pas du fioul pour chauffer les écoles, payé au prix du fioul. J’ai aussi stoppé tous les chantiers illégaux de la capitale. Dix inspecteurs de la construction, dont certains ont un train de vie supérieur à leur salaire, ont été arrêtés. Actuellement, 75 affaires ont été mises au tribunal par la ville. J’attends les procès. Les juges ne sont pas pressés d’agir. Et on me reproche d’essayer de les influencer. J’attends encore que des inculpations soient prononcées. J’ai écrit en septembre pour m’en étonner. On m’a répondu qu’une équipe spéciale de dix procureurs se mettait en place pour traiter ces affaires. La justice a encore du mal à passer lorsqu’il s’agit de personnalités politiques, de partis liés à des privés, dans des secteurs comme la construction qui sont des lessiveuses à argent sale.
Ce combat vous a valu d’être la cible d’un complot visant à vous assassiner. Vous sentez-vous toujours menacé?
Je n’ai pas été menacé directement. La police m’a dit qu’elle avait découvert un projet d’assassinat. J’ai institué de nouvelles règles qui me valent des attaques. Mais je ne prends pas de précautions particulières pour ma sécurité. Je parle publiquement des problèmes. Et j’ai le soutien de la population. C’est ma meilleure assurance-vie. Je prends le bus, je marche pour aller d’une réunion à l’autre. Les gens me disent: «Vous faites un bon travail». Pouvoir parler à un politique dans la rue, ça les change des politiciens passant dans de grosses voitures aux vitres teintées ou entourés de gardes du corps. Les attaques contre moi ne font que renforcer le soutien des gens. Sans eux, je n’y arriverais pas.
Un énorme scandale a éclaté à propos de la mission européenne Eulex au Kosovo. Des juges européens sont accusés de corruption. Qu’en pensez-vous?
La corruption, c’est un système. Ce n’est pas une culture spécifique à une nation. La mission Eulex doit rendre des comptes à Bruxelles qui est loin, au lieu de les rendre aux Kosovars, qui sont là. Elle dépense 90 millions d’euros par an. Si j’étais citoyen de l’Union, je poserai des questions à ce sujet, compte tenu des faibles résultats en termes d’inculpation pour corruption ou crime de guerre.
Certains observateurs vous reprochent de vous atteler à défaire les mauvaises pratiques de votre prédécesseur plutôt que de réaliser vos promesses?
C’est vrai qu’on s’est d’abord attaqué à ce qui n’allait pas. Mais on a aussi mis en place les cantines gratuites pour les petits pour dix millions d’euros, rénové la flotte de bus de transport urbain qui était en très mauvais état, en achetant 60 autocars neufs. On met les services municipaux au service de la population et non d’un parti. C’est un changement radical de culture.
Le chômage est une des plaies de votre pays. Que faites-vous pour lutter contre?
C’est vrai qu’en stoppant les chantiers illégaux, des gens se sont retrouvés sans emploi. Il fallait créer un choc économique. Mais nous avons aussi mis en place des projets, dans l’agriculture car la ville dispose de terres de bonne qualité. On a un projet agricole et de marché paysan. Avec l’aide de la Suisse, on va créer un business-center et tisser des liens entre une école des métiers et le monde des affaires. On explore aussi le marché de l’outsourcing, des centres d’appels par exemple. Ceux de Roumanie ou de Bulgarie deviennent plus chers et nous devenons compétitifs sur ce marché.
Le mois dernier le premier ministre serbe a déclaré que son pays ne reconnaîtrait jamais le Kosovo. Qu’en pensez-vous?
C’est en grande partie l’échec de l’Europe, qui s’est satisfaite d’une Serbie qui se refuse à regarder son passé en face. L’UE s’excuse presque de l’existence du Kosovo pour ne pas fâcher la Serbie et la Russie. Au Kosovo, on n’a pas non plus changé les pratiques pour installer une vraie démocratie. Les deux pays sont anormaux. On peut normaliser les relations entre les deux. Ce dialogue est nécessaire. Mais il faut commencer par normaliser la situation en Serbie et au Kosovo.
Quel est votre message à l’intention de la communauté d’origine kosovare, nombreuse en Suisse?
Je leur dis de reprendre confiance en leur pays, de s’engager, d’être plus influent notamment en votant ici aux élections kosovares. Même si le gouvernement multiplie les obstacles administratifs pour les en empêcher de voter depuis l’étranger. Ces membres de la diaspora qui vivent en Suisse ou en Allemagne voient comment sortir un pays de la corruption et de l’injustice. On a besoin d’eux pour changer. Plus de 850O Kosovars ont quitté leur pays depuis juin dernier. Cela vous inquiète? Pour ceux qui se rendent en Europe, l’expérience est cuisante. Ils sont rejetés à 88%. Pour partir, ils ont vendu leur maison, emprunté et payé de grosses sommes à des passeurs serbes. Et six mois après, ils sont contraints de revenir. Sans toits, avec des dettes. C’est terrible. Je leur dis «Restez là!» et «organisons notre vie ici, ensemble».
Que venez-vous chercher en Suisse?
J’ai été invité. Et je vais en profiter pour prendre des contacts, tisser des liens. Je travaille déjà beaucoup avec l’ambassade suisse au Kosovo. Votre pays a fait beaucoup pour le Kosovo. Je vais rencontrer des élus suisses issus des Balkans, des élus de Lausanne, le maire de Berne, tisser des liens.
(24 heures)