TORTURE: L’onde de choc générée par le rapport de la CIA gagne l’Europe

 

 

Le «coming out» des Etats-Unis sur la manière dont la CIA a recouru à la torture dans sa traque effrénée de l’après 11 septembre provoque des secousses sismiques jusqu’en Europe. Mardi soir, pour la première fois, la Pologne a admis à demi-mot qu’elle a bien participé au réseau de prisons secrètes mis en place par les Etats-Unis durant les années 2000. «Certains secrets devraient le rester», lâchait le ministre de la Défense polonais Tomasz Siemoniak.

–> La torture était beaucoup plus brutale que la CIA ne l’a admis

Alors que Varsovie s’est toujours tu à ce sujet, niant les faits, l’ex-président polonais Aleksander Kwasniewski a, lui, lâché le morceau: il a reconnu que des agents du renseignement américains avaient bien pratiqué des interrogatoires sur le sol polonais après les attentats du 11 septembre 2001 et ce jusqu’en 2003. «Mais il s’agissait à nos yeux seulement de créer des sites secrets», a-t-il dit à la radio TOK FM mercredi, affirmant qu’il n’était pas au courant des faits de torture. Il a encore souligné qu’il avait décidé de mettre fin à ces pratiques en 2003, contre l’avis de George Bush, précisément parce que «les activités secrètes des Américains commençaient à inquiéter» les autorités polonaises.

Depuis six ans, le parquet polonais enquête officiellement sur cette affaire, mais sans avoir jamais rien produit. En juillet dernier, la Cour européenne des droits de l’homme, relevant au passage son manque de coopération, a condamné la Pologne pour avoir laissé un Yéménite et un Palestinien se faire torturer par les agents de la CIA. Varsovie avait fait appel. Il lui aura donc fallu le rapport américain de mardi pour sortir du déni.

La Pologne est loin d’être la seule coupable. Maints Etats, dont beaucoup sont européens, ont participé de loin ou de près au réseau de prisons secrètes établi par la CIA. Ces faits ont été largement documentés, notamment par l’enquête menée dès 2005 pour le compte du Conseil de l’Europe par l’ex-procureur suisse Dick Marty, ainsi que par le travail d’ONG. On sait aujourd’hui qu’au moins 54 gouvernements, dont 21 sont européens, ont participé de près ou de loin au système hors de tout contrôle voulu par la CIA. La Pologne, mais aussi la Roumanie et la Lituanie ont prêté des lieux pour les interrogatoires musclés, à l’abri des regards. «Il n’y avait pas que les prisons secrètes, rappelle Dick Marty. Des pays européens ont mis à disposition leurs aéroports pour des transits discrets de prisonniers, et surtout, ont participé aux kidnappings d’individus suspects. Pour les livrer sans scrupule à une CIA opérant dans des geôles en Egypte, en Libye, au Yémen…»

Les faits sont connus, mais le pavé américain relancera-t-il le débat sur la reconnaissance par les Européens de leur propre responsabilité? Les groupes libéral et écologiste du Parlement européen ont réclamé mardi que la Commission à Bruxelles fasse la lumière sur cette réalité.

Jusqu’ici, «aucun Etat européen n’a fait son examen de conscience», soupire Dick Marty. «En Italie, il aura fallu le courage des procureurs pour réussir à faire condamner vingt-deux agents de la CIA et un responsable militaire américain pour avoir fait enlever dans la Péninsule un suspect, avant de le transférer dans les geôles égyptiennes.» Ils n’ont jamais été extradés.


Dick Marty: «L’OTAN avait avalisé le système»

L’ancien procureur général à Bellinzone avait été mandaté en 2005 par le Conseil de l’Europe pour enquêter sur les soupçons de prisons secrètes de la CIA établies en Europe. «Durant mon enquête, on m’a traité de traître, on disait que j’affabulais», se souvient Dick Marty, qui salue aujourd’hui la reconnaissance par le Sénat américain de faits déjà largement établis, notamment par la condamnation de la Pologne en juillet dernier.

Il souhaiterait que les Européens fassent aussi leur examen de conscience, mais il n’y croit plus: «Les Européens m’ont déçu. L’Allemagne, le Royaume-Uni, et bien d’autres ont fait barrage à l’établissement de la vérité. Or la plupart des pays européens ont participé activement à un système qui a légitimé des crimes d’Etat à large échelle.» Ce qu’il faut comprendre, poursuit-il, «c’est que ce système hors de la légalité a été avalisé dès l’après 11-Septembre par l’OTAN, au nom de la lutte contre le terrorisme. Les Européens ont laissé la CIA prendre le lead de cette lutte et sacrifié l’Etat de droit. A présent, ils n’ont évidemment aucune envie de rouvrir le dossier qui pointe leurs actes criminels». Et le Tessinois de conclure: «Les Etats-Unis se sont conduits scélérats, mais ils font leur examen de conscience. L’Europe se gargarise des droits de l’homme, mais refuse d’affronter ses responsabilités».

(24 heures)