«En Haïti, nous ne verrons les progrès réalisés que d’ici à quinze ou vingt ans»

 

Sur le bord du boulevard Toussaint Louverture, un homme fabrique et vend des plots en béton. Derrière lui, comme un peu partout en Haïti, on retrouve ce même matériau sur les murs des maisons. Le béton gris de sa marchandise est encore humide. «Faire sécher les blocs au soleil, c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire pour que le ciment prenne», soupire Alexandre Wagnières. L’architecte de la Direction du développement et de la coopération suisse (DDC), chargé du programme d’appui à la reconstruction des infrastructures scolaires en Haïti, insiste sur l’importance du choix des matériaux dans les régions sismiques.

Depuis le tremblement de terre de magnitude 7 qui a meurtri Haïti, le 12 janvier 2010, le Conseil fédéral a décidé de renforcer son engagement dans ce petit pays des Caraïbes, le plus pauvre des Amériques. Touchant fortement la capitale de Port-au-Prince, le séisme aurait tué plus de 200 000 personnes, en aurait blessé 300 000 et contraint 1.2 million d’habitants à se déplacer, selon le gouvernement haïtien. A l’instar d’autres pays, la Suisse s’est donc engagée à aider ce pays à se reconstruire. Entre 2011 et 2013, la Confédération a investi près de 13 millions de francs par an. D’ici à 2017, elle a renouvelé son engagement à verser jusqu’à 20 millions par an.

Une partie de cet argent a servi à reconstruire une dizaine d’écoles parasismiques et résistantes aux ouragans. «Ce sont des bâtiments emblématiques dont les gens ont un très grand besoin, explique Alexandre Wagnières. De plus, le séisme a eu lieu à 16 h 53, une heure où les bâtiments scolaires étaient encore occupés. Beaucoup d’enfants et de professeurs ont perdu la vie. Ça a été traumatisant.»

Le chantier de l’école de la République du Canada, situé dans le quartier populaire de Delmas 3 à Port-au-Prince, est un exemple de réalisation helvétique. Deux larges édifices de deux étages offriront prochainement neuf salles de classe, une bibliothèque, une salle des professeurs et un bureau pour la direction. Une fois terminé, l’établissement sera remis au Ministère de l’éducation selon des accords passés au préalable.

Les Haïtiens sont plus sceptiques quant à la capacité du gouvernement à entretenir ces établissements. «L’Etat a des problèmes de mauvaise gestion. Il manque parfois de volonté, de moyens et de capacité de contrôle, déplore un ingénieur travaillant sur le chantier. Après trois ans, il se peut qu’en revenant ici, je ne reconnaisse plus ces bâtiments.» L’ambassadeur de Suisse en Haïti, Jean-Luc Virchaux, tempère: «Des accords conclus avec le gouvernement définissent un certain nombre de conditions. Si l’Etat haïtien n’y répond pas, cela va porter sur le rapport et la qualité de nos partenariats.» L’ambassade préfère mettre en avant le décret promulgué par le même Ministère et qui s’engage à reprendre les normes utilisées par la DDC dans la construction des écoles pour tous les nouveaux bâtiments scolaires.

Reste que l’Etat est faible en Haïti (lire ci-dessous) et que cela nuit à la capacité du pays à se prémunir contre une nouvelle catastrophe naturelle. «Reconstruire des bâtiments capables de résister aux séismes futurs n’est pas forcément plus cher, rappelle Pierino Lestuzzi, ingénieur à l’EPFL. Le plus grand danger consiste à laisser l’anarchie se réinstaller et des quartiers entiers se construire avec n’importe quels matériaux et techniques, comme avant le séisme. Il faut une politique d’urbanisation.»

Dans les grandes villes haïtiennes, la tâche est immense. Pour tenter de prendre le problème à la racine, la coopération suisse a lancé un programme de formation des maçons. «Le séisme de 2010 a fait un nombre anormalement élevé de victimes par rapport à son intensité, constate Ivan Bartolini, directeur du Centre de compétence en reconstruction (CCR). La mauvaise qualité des constructions a été la principale cause identifiée.»

De plus, et malgré la catastrophe, le contenu de la formation professionnelle en maçonnerie est resté inchangé. Pour tenter de toucher une population souvent analphabète, le CCR a développé du matériel pédagogique didactique. Dans un pays où le papier est une denrée rare, 35 000 calendriers expliquant les bases de la maçonnerie en dessin ont déjà été distribués. Il est en train d’être intégré sous forme de fascicule dans les centres de formation. «Il faut qu’on soit des contaminateurs, insiste Ivan Bartolini. A force de former, à un moment donné, doucement, les gens vont commencer à mieux construire. L’erreur a été de croire qu’on pouvait changer la manière de faire en deux ou trois ans. Les progrès réalisés, nous allons les voir, mais d’ici à quinze ou vingt ans.»

(24 heures)