
Paris n’avait jamais vu ça! 1,5 million de femmes, d’hommes et d’enfants ont participé, cet après-midi, à la grande marche républicaine pour défendre la liberté d’expression. En province, les défilés sont de semblable ampleur. En tout, 3,7 millions de citoyens sont descendus dans les rues de France. C’est la plus grande démonstration publique jamais recensée outre-Jura.
Ces manifestants ont aussi honoré la mémoire des dessinateurs et journalistes de Charlie Hebdo, ainsi que celle de toutes les victimes de la semaine sanglante que vient de vivre la capitale française. C’est la République qui s’est réveillée en ce dimanche au froid piquant et ensoleillé. Elle semblait, jusqu’alors, bien assoupie.
1,5 million, cela représente plus d’un Parisien sur deux qui a marché – ou plutôt piétiné – entre la place de la République et celle de la Nation. Mais ils sont tellement nombreux que toutes les autres rues et boulevards sont pris d’assaut, allant jusqu’à envahir une autre grande place mythique, la Bastille. Certains ont mis près de trois heures pour parcourir cinquante mètres.
L’ambiance au cœur de ce cortège? Impressionnante de sérénité, de bonhomie, de ferveur aussi. Aucun cri de haine. Nul appel à la vengeance. Devant nous, un groupe de jeunes beurs et leurs copains noirs brandissent des drapeaux tricolores en criant «vive la France, vive la République». D’autres arborent des drapeaux israéliens pour saluer les victimes du supermarché casher de Vincennes. Tous ces groupes se saluent, se congratulent, chantent souvent La Marseillaise.
Plusieurs manifestants ont bricolé leur pancarte. C’est le cas de l’historien Michel Pinault, qui a reproduit la une de L’Humanité annonçant l’assassinat de Jean Jaurès en lui ajoutant le bandeau «Je suis Charlie»: «Certes, la situation de Jaurès à la veille de la Première Guerre mondiale n’est pas celle que nous vivons actuellement. Mais il y a tout de même des similitudes. Il ne faut pas que la passion nous domine. Je propose donc ainsi une piste de réflexion.»
Nadia n’a pas de pancarte mais elle ne cache pas ses sentiments ni sa détermination: «Je participe à cette marche, avant tout parce que je suis Française mais aussi parce que je suis musulmane. En tant que Française, je défends les belles valeurs de la République laïque qui sont les miennes. En tant que musulmane, je m’oppose à toutes les formes de barbarie et de fanatisme. Chacun est libre de ses croyances.»
Catherine, elle, est partie de Bordeaux pour battre le pavé parisien. Sur son écharpe rouge, elle a agrafé le dessin de Plantu publié par Le Monde de vendredi (Marianne pleurant sur l’Elysée): «Pourquoi je suis montée à Paris? Par solidarité devant ces lâches assassinats. Pour défendre la liberté d’expression et l’esprit critique. Pour affirmer mon attachement aux valeurs démocratiques face au danger de la barbarie.»
Samuel et Christine ont également fait un voyage assez long, puisqu’ils ont quitté dans la matinée le… canton de Berne! «Nous sommes restés Français, même si nous vivons en Suisse. Nous voulions absolument témoigner notre attachement à la République et défiler dans un esprit d’unité, par-delà les clivages politiques et religieux.»
Yane et sa femme viennent du Val-de-Marne voisin avec leurs huit enfants: «Il n’est jamais trop tôt pour leur apprendre notre devise – Liberté, Egalité, Fraternité – et la défendre!»
Un groupe important de Kurdes du PKK piétine, place de la République, vers le boulevard Voltaire, avec drapeaux, portraits de leur chef Öcalan et des banderoles «Je suis Charlie. Je suis Kurde». D’autres pancartes expliquent leur présence: elles reproduisent l’agrandissement d’un article de Charb – le directeur de Charlie Hebdo, assassiné mercredi – expliquant que face à l’Etat islamique, les Kurdes nous défendent tous.
Des crayons géants apparaissent ici ou là. Le Parisien Daniel est très fier de sa banderole. Il a dessiné une grande colombe de la paix qui proclame dans une bulle: «65 millions de Charlie et moi, et moi, et moi» pour parodier la chanson de Jacques Dutronc. Des petits personnages répètent la même chose dans différentes langues: arabe, hébreu, allemand, anglais et même en corse et en basque.
La foule passe devant un car de CRS en stationnement. Les agents qui y sont installés sont acclamés. Une grande première pour une manif! Il s’agit de rendre hommage aux policiers qui ont été tués dans l’exercice de leur mission et saluer le professionnalisme des forces de l’ordre lors de ces trois jours de barbarie. L’un des participants au cortège brandit sous le nez des CRS cette pancarte: «Je suis Charlie, je suis juif, je suis policier.»
Une hirondelle ne fait pas le printemps, même en hiver. Mais l’impression qui se dégage de ce cortège – qui restera inscrit dans l’histoire – est qu’un déclic s’est produit lors de cette démonstration de volonté collective. Un déclic qui annonce, peut-être, un réveil des valeurs républicaines et laïques auxquelles les Français ont rappelé leur attachement de façon spectaculaire.
(24 heures)