France: «Je suis Charlie-Je suis flic-Je suis juif-Je suis Ahmed»

 

Chaque pays construit son récit national. Les historiens en dénonceront le caractère mythique, toujours, les erreurs, souvent, et les falsifications, parfois. Il n’empêche qu’aucun ensemble humain ne peut s’en priver s’il veut fonctionner collectivement. Le récit national fait le peuple autant que le peuple fait le récit national.

Au fil du temps, ce récit change pour épouser les contours de la société à laquelle il s’adresse. La France abrite aujourd’hui les plus grandes communautés juives et musulmanes d’Europe. Le mythe des Français ayant tous les Gaulois pour ancêtres n’est plus audible depuis des décennies.

En 1998, après la victoire d’une équipe tricolore très multiculturelle, la «France Black-Blanc-Beur» a été célébrée par les médias. Mais le football n’a pas en France l’importance essentielle, quasi vitale, qu’il a dans d’autres pays comme le Brésil. Cette victoire, même célébrée dans la liesse, n’a pas remué le pays dans toutes ses profondeurs.

Les attentats contre Charlie Hebdo et l’hypermarché casher, en revanche, ont bouleversé la France de fond en comble. Les terroristes se sont attaqués à l’une des particularités de la culture française, la satire, et à la présence des Juifs en France qui, eux aussi, participent à cette culture depuis des siècles. Alors que ces terroristes se réclamaient d’un islam dévoyé, d’autres musulmans les ont affrontés, au péril de leur vie comme le brigadier Ahmed Merabet ou en l’ayant risquée, tel Lassana Bathily, le salarié de l’hypermarché casher qui a caché plusieurs clients. Durant cette attaque, deux jeunes juifs ont été tué en s’opposant au terroriste Coulibaly. Aussitôt des affiches ont fleuri un peu partout: «Je suis Charlie – Je suis flic –Je suis juif – Je suis Ahmed». Car les flics, jadis conspués dans les manifs, sont devenus des héros chaleureusement applaudis par les participants de la grande marche républicaine de dimanche.

Sur cette base, un nouveau récit national est-il en train d’être élaboré en France ? Il est encore trop tôt pour l’affirmer. Mais déjà les personnages pour l’illustrer se mettent en place.

1. – «Je suis Charlie. Je suis musulman. Je suis Ahmed»

Le brigadier Ahmed Merabet est l’exemple-type de la méritocratie républicaine. Originaire d’une famille d’immigrés algériens, il a bossé dur pour devenir un policier français en accumulant les petits boulots pendant ses études: serveur au McDo, travailleur à la SNCF et à l’aéroport de Roissy. Le policier vit à Livry-Gargan, dans ce département illustratif du mal-être de la banlieue parisienne, le «9-3», autrement dit la Seine-Saint-Denis. A bientôt 41 ans, le brigadier Merabet vient de réaliser son rêve, devenir officier de police judiciaire après avoir réussi son concours. Mercredi 8 janvier, il accomplit son dernier jour de policier de rue au commissariat du XIe arrondissement de Paris en patrouillant à vélo boulevard Richard-Lenoir. Il entend des coups de feu. Se précipite vers l’immeuble où travaille la rédaction de Charlie Hebdo. Tente d’intercepter les frères Kouachi qui viennent de commettre leur carnage. Le brigadier Merabet est tout d’abord blessé par balle et s’effondre sur la chaussée. L’un des deux terroristes s’approche de lui pour, calmement, l’assassiner.

L’autre héros musulman est le jeune Malien Lassana Bathily, 24 ans, vendeur à l’hypermarché casher de Vincennes. C’est lui qui a permis à plusieurs clients de se cacher dans une chambre froide, après avoir éteint le système de réfrigération. Par la suite, il s’échappe par le monte-charge et donne aux policiers les renseignements nécessaires pour mener à bien leur assaut. Lassana Bathily est venu en France en 2007 et a vécu sans papier jusqu’à sa régularisation en 2011.

D’ores et déjà, un site d’extrême-droite remet en cause son rôle. Car les mouvements identitaires développent un récit national rigoureusement opposé; l’exemple d’un ex-sans-papier musulman qui sauve des vies juives est donc, dans cette optique, insupportable. C’est ainsi que le nationaliste Jean-Marie Le Pen, au lieu de se réjouir de la victoire de son pays en 1998, avait vilipendé l’équipe de France «Black-Blanc-Beur».

2. – «Je suis Charlie. Je suis flic»

Comment imaginer deux mondes plus antinomiques que celui de Charlie Hebdo et de la police? Les journalistes de l’hebdomadaire satirique n’ont pas la plume tendre envers les forces de l’ordre et ses dessinateurs taillent leur crayon de façon fort pointue pour les caricaturer. Pourtant, le brigadier Franck Brinsolaro est mort à 49 ans en tentant de protéger le directeur de Charlie Hebdo, Stéphane Charbonnier dit Charb, tombé lui aussi sous les balles des frères Kouachi.

Policier d’élite, le brigadier était chargé de la protection des personnalités ; il avait accompli plusieurs missions dangereuses en Bosnie, au Liban, en Afghanistan. Il fut blessé par balle en Afrique, il y a une dizaine d’années. Une semaine sur deux, Franck Brinsolaro ne lâchait pas Charb d’une semelle. Il l’accompagnait partout: à la rédaction, chez les amis du dessinateur-journaliste, au restaurant et jusqu’à la porte de son appartement. Les deux hommes partageaient souvent leur repas. Et entre le flic et celui qui croquait la police avec appétit, des liens d’estime se sont tissés. A l’un de ses amis, Franck Brinsolaro avait un jour déclaré: «A Charlie, c’est du grand n’importe quoi, mais du n’importe quoi génial!»

Dans Sud-Ouest, son épouse Ingrid– rédactrice en chef de l’Eveil Normand – témoigne que de tous les hommes qu’il a protégés, c’est Charb qu’il trouvait le plus intelligent. Elle ajoute : «Même s’il n’était pas du tout politisé, Franck aimait l’actu, l’info. Notre métier lui parlait. Et il est mort pour la liberté de la presse.» Il était le père d’un garçon de 25 ans, né d’un premier mariage et d’une petite May, âgée d’un an. A Franck Brinsolaro, Ahmed Merabet ainsi qu’à tous les policiers et gendarmes qui ont maîtrisé de façon remarquable les prises d’otage de la semaine dernière, les participants aux grandes marches républicaines de dimanche ont réservé des ovations. Le plus stupide slogan de Mai-68 – «CRS=SS» – n’a jamais paru aussi incongru.

3. – «Je suis Charlie. Je suis juif»

Selon les premiers témoignages des rescapés de la prise d’otage de Vincennes, deux jeunes juifs ont très courageusement tenté de s’opposer au terroriste Amédy Coulibaly qui venait de prendre en otages les clients de l’hypermarché casher de Vincennes, vendredi.

Yohan Cohen, 20 ans, vivait avec sa famille à Sarcelles, dans le Val d’Oise près de Paris, qui abrite l’une des plus importantes communautés juives d’Europe. Après avoir obtenu son bac avec mention bien, il travaillait depuis un an à l’hypermarché casher de Vincennes afin de payer ses futures études universitaires. Yohan était ami avec son collègue de travail, Lassana Bathily.

Selon le témoignage de l’un des otages, Yohan Cohen a tenté de s’emparer de l’une des armes de Coulibaly. Mais elle s’est enrayée. Le terroriste a alors abattu le jeune homme d’une balle à la tête. Le tueur avait déposé cette arme dans un coin car elle ne fonctionnait pas. Coulibaly portait, outre un gilet pare-balle, une kalachnikov, quatre pistolets et quinze bâtons d’explosifs.

D’après d’autres témoignages, Yoav Hattab a tenté d’arracher son arme à Coulibaly avant d’être abattu par le terroriste. Agé de 21 ans, originaire de l’île de Djerba, il était le fils du grand rabbin de Tunis et a été élevé à La Goulette, une ville portuaire située près de la capitale tunisienne. Il est parti pour Paris afin de suivre des études de commerce international. Pour les payer, le jeune homme travaillait comme responsable d’une petite entreprise.

Yoav Hattab habitait à Vincennes. Il se rendait régulièrement à l’hypermarché casher. Vendredi, le magasin était fréquenté par une nombreuse clientèle venue faire ses emplettes avant le shabbat. Yohan et Yoav, deux garçons pleins de vie et d’espoirs sont donc morts pour avoir résisté à un terroriste qui avait pris d’assaut un commerce parce que celui-ci était fréquenté par des Juifs.

Et c’est parce qu’ils étaient Juifs que deux autres personnes ont été assassinées lors de cette action terroriste : François-Michel Saada, un retraité de 64 ans, et Philippe Braham, un cadre commercial de 45 ans.

(24 heures)