«Le djihad, ce sont surtout d’ex-petits délinquants»

 

Olivier Roy est professeur à l’Institut universitaire européen à Florence. C’est un spécialiste de l’islam dont les travaux mettent en perspective le lien entre politique et religieux. Son dernier ouvrage – En quête de l’orient perdu(Seuil) – plonge dans l’histoire récente, entre les «années de poudre» de la décennie 1970 et le terrorisme du nouveau siècle.

Pour vous, les jeunes qui passent à l’acte prennent prétexte du djihad, mais ne sont en fait que des loubars perdus dans une culture de l’héroïsme violent et malsain?

Oui. Ce sont pour la plupart d’ex-petits délinquants, très souvent radicalisés en prison. Ils se construisent dans le djihadisme une figure de héros positif. C’est-à-dire qu’ils ont une expérience très brève et très brutale de la toute-puissance. Pendant quelques heures, quelques jours, ils vont faire la une de toutes les télévisions. Ils auront le pouvoir sur les gens. «Je vous tiens!» a dit plusieurs fois Coulibaly. Les frères Kouachi disent: «On a vengé le prophète!» Ceux qui partent faire le djihad en Syrie ou en Irak font de même. Ils diffusent des vidéos où ils se présentent en héros. Ils sont beaux, ils parlent bien, il y a une mise en scène. Ce n’est pas anodin.

Je comprends l’analyse de la culture du nihilisme, de la violence pour la violence. Mais n’y a-t-il pas aussi un pas quasi-mystique de décréter que la mort, c’est mieux que la vie?

L’histoire du paradis, des vierges? Peut-être mais aucun d’entre eux n’en parle. C’est nous qui théologisons de l’extérieur. Ce ne sont pas de suicidaires millénaristes: je me tue pour une meilleure vie, pour moi et pour les autres. Ce sont des gens pour qui la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Les convertis le disent de manière très explicite: j’avais une existence vide, et maintenant j’ai trouvé la plénitude, le bonheur. C’est l’idée de passer d’une vie sans intérêt a une vie pleine, mais qui ne dure qu’un instant.

Le djihad serait ainsi la seule cause sur le marché mondial de la «contestation et de la subversion»?

Oui, ma thèse est que nous avons depuis plus de cinquante ans un espace structurel de radicalisation de la jeunesse en Europe occidentale. Depuis 68. Ces mouvements sont des mouvements générationnels. Nous avons connu dans les années 70 ces mouvements extrémistes comme les Brigades rouges, la Bande à Baader, Action directe, etc.. Aujourd’hui, le référent de la révolution mondiale n’existe plus. Par contre, il y a le djihad mondial. C’est la seule cause internationaliste sur le marché qui parle à des militants d’un monde global, des nomades, souvent déracinés.

Mais il y a des différences entre les djihadistes et la «bande à Baader»?

Le djihad, c’est la bande à Baader au carré. C’est globalement la même chose, mais je vois deux différences. D’abord, l’expansion du domaine de la violence. Désormais, on exécute dans des mises en scène gore. Avec des décapitations qu’on filme et qu’on diffuse sur le Net. L’autre différence est le référentiel religieux. Les terroristes islamiques ne sont pas dans une radicalisation religieuse mais expriment leur violence dans un référentiel imaginaire islamique.

Et vous voyez des points communs?

Sans volonté d’héroïsme individuel, les gens de la bande à Baader étaient aussi nihilistes car largement désespérés. D’ailleurs, la bande à Baader s’est suicidée quand ses membres ont compris qu’il n’y avait aucune perspective de victoire. Un autre élément qui les relie est ce qu’on appelle la déculturation chez les djihadistes. C’est-à-dire la non-transmission générationnelle. Les frères Kouachi étaient orphelins: ce n’est pas un total hasard! Et chez ceux qui ont des parents, on constate qu’ils rejettent l’islam de leurs parents. Dans la bande à Baader, il y avait aussi cette absence de transmission. Parce que leurs parents avaient connu l’Allemagne nazie: ils n’en ont jamais parlé à leurs enfants, soit parce qu’ils ont adhéré, soit parce qu’ils ont honte de n’avoir rien fait. On constate souvent parmi les jeunes issus de l’immigration que leurs parents ne leur ont rien dit. Ni du passé, ni de l’avenir. La transmission générationnelle ne se fait pas.

Vous mettez aussi le doigt sur la problématique d’une communauté musulmane qui n’existe pas…

Oui. J’ai vécu 35 ans dans la grande banlieue parisienne: à Dreux! Et au quotidien dans les affaires de mosquée ou de viande halal comme aujourd’hui face aux attentats, j’ai vu à quel point la fameuse «communauté» était diverse voire éclatée. Certains reprochent aux musulmans d’être communautarisés, tout en leur demandant de réagir en tant que communauté. C’est contradictoire.

Et que doivent faire les musulmans pour ne pas se laisser enfermer?

Ils doivent s’exprimer. Mais le problème, c’est que par définition les modérés n’aiment pas se mettre en avant. Quand vous avez un commerçant, musulman pratiquant, qui s’est installé au centre-ville, qui met ses enfants à l’école privée catholique, il n’a pas envie de se trimbaler avec un grand panneau: je suis un musulman modéré. C’est classique! C’est la même chose chez les protestants. On voit toujours les prédicateurs pentecôtistes se trimbaler une bible à la main au coin des rues. Mais on ne verra pas un bon huguenot de Genève, chez qui l’ostentation est une faute de goût, exhiber sa croix ou sa bible!

Il y a donc un problème de représentativité chez les musulmans de France?

Oui, et il est aggravé par la constitution des élites. Il se trouve que pour des raisons démographiques, les musulmans d’Europe sont avant tout issus d’une immigration de travail. Donc une classe populaire qui statistiquement n’est pas très éduquée. L’émergence des élites intellectuelles se fait plus difficilement. Du coup, dans le débat, il y a un décalage très net. Les représentants d’un islam officiel supposé modéré sont avant tout des citoyens marocains et algériens nommés par leurs gouvernements. Il faut être clair: nos gouvernements gèrent l’islam avec les ambassades étrangères. C’est extrêmement important de le dire. Et donc nous avons un islam qui est peut-être modéré, mais qui est étranger et non-démocratique. Du coup, on a beaucoup d’imams qui parlent le français avec un mauvais accent et qui portent des costumes plus ou moins traditionnels. Ce sont ces gros bonhommes que les télévisions invitent… Et les jeunes devraient les suivre? Cela les fait au contraire beaucoup rire. Ça ne peut pas marcher!

Mais il n’y a pas que les imams?

L’autre élite est constituée des intellectuels, des sociologues, des philosophes, des romanciers, des journalistes. Et ceux-là sont laïques et souvent très loin sociologiquement des jeunes qui peuvent se radicaliser. On dit que la communauté musulmane doit réagir, mais on se retrouve avec des tribunes écrites par Abdennour Bidar et par Tahar Ben Jelloun. C’est à nous qu’ils parlent, pas aux jeunes. Et si en plus, ils se disent athées, comment voulez-vous qu’ils soient crédibles auprès d’un jeune croyant. Donc qui parle au nom de l’islam en France? C’est simple: personne.

(24 heures)