Après les attentats en France: Dieudonné joue avec les limites de la liberté d’expression

 

A l’heure du laitier – 7 h du matin en l’occurrence – une dizaine de policiers ont interpellé hier l’homme de spectacle Dieudonné M’Bala M’Bala à son domicile du Mesnil-Simon, en Eure-et-Loir (centre de la France). Ils l’ont ensuite embarqué vers le XIIIe arrondissement de Paris pour l’interroger en garde à vue dans les locaux de la Brigade de répression de la délinquance sur la personne. Cette garde à vue a pris fin hier soir. Dieudonné, laissé en liberté, sera traduit en correctionnelle pour «apologie du terrorisme».

Une enquête préliminaire avait été ouverte après une déclaration émise sur sa page Facebook. Il y affirmait se sentir «Charlie Coulibaly» à l’issue de la grande marche républicaine de dimanche. Le polémiste faisait ainsi allusion au slogan «Je suis Charlie» – hommage aux dessinateurs et journalistes de Charlie Hebdo assassinés – qu’il détournait pour saluer Amédy Coulibaly, auteur de l’agression antisémite contre l’Hyper Casher de Vincennes et tueur de quatre personnes, toutes de confession juive. Le comique avait enlevé cette déclaration par la suite. Mais elle a été relayée par un autre réseau social, Twitter.

Apologie du terrorisme

D’emblée, les avocats de Dieudonné sont montés sur leurs grands chevaux caparaçonnés d’indignation, qualifiant cette mise en garde à vue de «proprement scandaleuse». Jean-Marie Le Pen – parrain d’une fillette du comique – a également pris la défense de ce dernier.

D’autres réactions sont apparues dans les milieux musulmans. Elles dénoncent la pratique du «deux poids, deux mesures» qui prévaudrait actuellement en France. Selon ce point de vue, alors que Dieudonné est réprimé pour ses propos contre les juifs, Charlie Hebdo ne l’est pas pour ses attaques contre l’islam.

Qu’en est-il vraiment? Tout d’abord, en démocratie, si la liberté d’expression doit s’étendre le plus largement possible, elle a ses limites, fixées par la loi. Ainsi, l’apologie du terrorisme, les appels à la haine raciste, à la négation des génocides, sont-ils interdits. Dans le cas de Dieudonné, l’enquête porte justement sur l’une de ces limites, à savoir l’apologie du terrorisme. L’a-t-il franchie, cette limite? Il appartiendra à la justice de répondre. Pour l’instant, l’homme de spectacle reste présumé innocent.

Quant à Charlie Hebdo, il a lui aussi connu les affres des citations en justice. Depuis la renaissance du titre en 1992, il a dû affronter quarante-huit procès et n’en a perdu que neuf. Parmi ces derniers, on trouve surtout les injures contre une personne déterminée, notamment Marie-Caroline Le Pen, l’une des filles du fondateur du Front national, qui avait obtenu la condamnation de Charlie Hebdo. Une fois, néanmoins, l’hebdomadaire a été assez lourdement condamné en 1998 pour s’être attaqué non pas à un individu, mais à un groupe de personnes, à savoir les harkis (supplétifs musulmans de l’armée française durant la guerre d’Algérie et leurs descendants). Le dessinateur Siné – qui publiait alors dans Charlie Hebdo – et le journal avaient été condamnés à trois mois de prison avec sursis et à 30 000 francs français d’amende.

Blasphème en Alsace-Lorraine

En revanche, la plupart des attaques de l’hebdomadaire satirique contre les religions ont été balayées en justice. Qu’il s’agisse des caricatures contre le pape et les catholiques – qui n’ont jamais été ménagés – ou celles de Mahomet et des musulmans. Si Charlie Hebdo n’a pas été poursuivi pour blasphème, c’est parce que ce délit n’existe pas en France!

Enfin presque. En raison d’une étrangeté historico-juridique, les deux départements alsaciens et celui de la Moselle en Lorraine disposent d’un ensemble de mesures pénales qui leur sont propres. Ces mesures proviennent du droit allemand. La France avait accepté de les conserver lorsqu’elle a récupéré en 1919 l’Alsace-Lorraine qui lui avait été dérobée par le Reich allemand à l’issue de la guerre de 1870. Or, le blasphème – c’est-à-dire l’outrage public contre Dieu – figure bel et bien à l’article 166 de ce Code pénal à usage mosellano-alsacien; il prévoit une peine maximale de trois ans d’emprisonnement. D’ailleurs, en s’appuyant sur cet article 166, la Ligue de défense judiciaire des musulmans avait déposé une plainte en 2013 contre Charlie Hebdo devant le Tribunal correctionnel de Strasbourg. Mais en vain.

Peut-on donc parler d’une pratique «deux poids, deux mesures» au préjudice des musulmans et au bénéfice de Charlie Hebdo? Non, puisque le droit français protège les citoyens mais non pas leur conviction religieuse. Et l’hebdomadaire satirique s’est surtout attaqué aux croyances. Les rares fois où il s’en est pris – fautivement selon la justice – à des individus ou un groupe humain, les tribunaux l’ont condamné.

(24 heures)