Comment la théorie d’un complot anti-islam a nui à Charlie Hebdo

 

Cette théorie, très populaire dans le monde, explique pourquoi tant de musulmans dans le monde réagissent avec fureur quand ils apprennent que quelque part, dans un endroit très éloigné, quelqu’un a fait un dessin représentant Mahomet. L’existence d’une caricature devient la preuve d’une conspiration diabolique.

Les accusations lancées contre Charlie Hebdo sont des calomnies. Je veux parler des accusations qui font de Charlie Hebdo un journal raciste, qui a dérivé vers la droite réactionnaire et qui attise la haine à l’encontre des musulmans et des immigrés. Les caricaturistes de Charlie Hebdo ont souvent représenté le prophète de manière sympathique et ils l’ont fait pour donner de lui une autre image que les fanatiques islamistes. Les caricaturistes ont ainsi instinctivement établi la distinction qui importe. La couverture du numéro historique n’est que la dernière et la plus émouvante d’une série –la plus digne, la plus poignante, pour ne pas dire la plus héroïque. Mahomet laisse couler une larme énorme: c’est un homme au grand cœur submergé par le chagrin devant des assassinats idiots et obscurantistes. En proclamant «Je suis Charlie», Mahomet dit sa solidarité parce que c’est un homme de compassion qui s’identifie aux victimes de la terreur.

L’élégance du dessin —le blanc et le vert, les lettres en-dessous et au-dessus et la naïveté enfantine du croquis qui tranche avec l’horreur des faits— lui donne une réelle noblesse.

Les événements ridicules existent, après tout, et quand ils sont ridicules il faut les appeler par leur nom.

 

Je ne veux pas dire que Charlie Hebdo a une attitude déférente vis-à-vis de Mahomet. Il y a quelque temps de cela, le journal a publié un dessin très cru représentant Mahomet jouant dans un film porno —l’idée était alors de ridiculiser les violences et les émeutes islamistes qui avaient été déclenchées par un film. Mais se moquer des émeutes organisées contre un film était juste, mais aussi nécessaire. Les événements ridicules existent, après tout, et quand ils sont ridicules il faut les appeler par leur nom: la seule manière d’appeler par son nom ce qui est ridicule est de le ridiculiser.

Charlie Hebdo est un pur produit de la gauche radicale soixante-huitarde: antiautoritaire, contestataire, insolente, frondeuse, pratiquant la dérision et l’autodérision. Les pères fondateurs du journal —François Cavanna (mort il y a quelques années), Wolinski (qui vient d’être assassiné) et les autres— étaient des piliers de la presse alternative dans le Paris d’après soixante-huit. Ils furent les camarades de Sartre et ils l’accompagnèrent dans ses projets de journal. Ceux qui ont survécu ont réussi à sortir le numéro de cette semaine grâce à la solidarité de Libération, qui leur avait déjà proposé ses bureaux et son aide, il y a quelques années, quand les bureaux de Charlie Hebdo avaient été attaqués.

Libération a eu la même attitude cette semaine. Libération est lui aussi un produit institutionnel des événements de 68 —même si, dans le cas de Libération, le temps a passé et les propriétaires aussi, ce qui fait que le journal n’est plus tout à fait ce qu’il était. Pourtant, les souvenirs historiques demeurent, et quelque chose aussi de la camaraderie et du vieil esprit batailleur de la gauche. Accessoirement, c’est cette partie de la gauche française qui ressemble le plus à la gauche et à la contre-culture américaines— au Village Voice d’autrefois, qui fut, pour le format et l’impression, un modèle immédiat pour Libération, et à la bande dessinée américaine, en particulier à Charlie Brown qui donna son nom à Charlie Hebdo.

Comment se fait-il, alors, comment est-il possible qu’on ait qualifié de raciste et de réactionnaire un journal de gauche comme Charlie Hebdo? On ne cesse de nous répéter que proposer une représentation du prophète, quelle qu’elle soit, est un acte épouvantable, un geste de mépris et d’oppression pour des millions d’individus, et donc un acte raciste —même quand, comme dans le cas présent, l’image en question se trouve être une défense du prophète. (Je note en passant le caractère obscène de cette accusation dans les circonstances présentes … le meurtre raciste de juifs tués pour la seule raison qu’ils étaient juifs.)

La satire et la grivoiserie, qui nous viennent de Rabelais, n’adhèrent à aucune piété particulière.

Mais est-il vraiment si horrible de représenter le prophète? Est-ce réellement raciste? Il est vrai que les pieux musulmans se reconnaissant dans la vieille tradition sunnite ne représentent jamais le prophète. Mais certains musulmans adhérant à d’autres écoles de pensée n’hésitent pas à le représenter. Aucun consensus sur ce point n’existe au sein de l’islam. De toutes les manières, l’histoire de l’art occidentale ne suit pas la piété traditionnelle sunnite; la satire et la grivoiserie, qui nous viennent de Rabelais, n’adhèrent à aucune piété particulière.

Alors pourquoi cette question est-elle devenue si épineuse? L’explication est évidente. Les représentations de Mahomet sont contestées parce que, en commençant par l’ayatollah Khomeini en Iran en 1989 et son appel à assassiner Salman Rushdie et ses éditeurs, le mouvement islamiste s’est donné comme objectif d’imposer ses catégories d’analyse et son verdict au reste du monde. Et ils ont remporté une victoire massive. Les islamistes veulent imposer ces catégories à la fois pour des raisons positives (si l’on peut dire) et des raisons négatives. Les raisons positives se résument au rêve eschatologique d’imposer un califat à la terre entière, ce qui est une idée totalement folle; et le premier pas dans la voie de cette idée folle consiste à interdire au reste du monde d’avoir des pensées qui seraient interdites dans le califat.

La théorie d’un complot anti-islam

Les raisons négatives prennent la forme d’une théorie paranoïaque qui est plus importante encore que le rêve du califat universel. Cette théorie paranoïaque consiste à croire que des forces sinistres dans le monde occidental et parmi les juifs conspirent pour écraser les musulmans et anéantir l’islam. Cette théorie n’est pas seulement folle. Par ses conséquences, elle est criminelle. Et pourtant, elle est populaire.

La croyance en un vaste complot anti-islam explique pourquoi tant de musulmans dans le monde réagissent avec une telle fureur quand ils apprennent que quelque part, dans un endroit très éloigné, quelqu’un a fait un dessin représentant Mahomet. L’existence d’une caricature devient la preuve d’une conspiration diabolique. Et la même théorie paranoïaque explique le désir de massacrer des juifs. L’accusation portée contre les juifs va bien au-delà de la dénonciation des sionistes, coupables d’avoir volé la terre des Palestiniens, bombardé Gaza ou d’avoir fait du tort aux Palestiniens d’une manière ou d’une autre.

Le crime commis par les Juifs, dans cette vision paranoïaque, n’est ni local ni récent. Les Juifs sont accusés d’avoir comploté depuis le VIIe siècle pour la destruction de l’islam. C’est un crime d’échelle cosmique. Et les juifs, à leur tour, doivent être détruits. C’est pourquoi, pour les terroristes, il importe peu que leurs victimes juives soient des enfants, comme à Toulouse, les visiteurs d’un musée, comme à Bruxelles, ou les clients d’une épicerie, comme à Paris.

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