RAMA YADE : « CE QUI SE PASSE ENTRE LES ETATS-UNIS ET L’IRAN… »

 

Rama Yade dresse un tableau sombre de l’humanité. L’ex-secrétaire d’État de 2007 à 2010, en France, sous Nicolas Sarkozy, invitée du Jury du dimanche (JDD) de Mamoudou Ibra Kane, sur iRadio et Itv, en veut pour preuve : « Au cours de cette dernière décennie, moi, j’ai l’impression qu’il y a eu une sorte de régression en termes de valeurs. Le bien et le mal ne sont plus des repères aussi évidents pour tout le monde. Après la chute des grandes idéologies, on a dit que c’était la fin de l’histoire. On a décrété désormais qu’une mondialisation libérale portée par une démocratie à l’occidentale allait rallier à son panache le reste de la planète. Cela n’a pas été le cas puisqu’une pensée critique a émergé, ce qui est légitime, voire même une pensée mortifère a émergé. Puisque ça a été une décennie aussi du terrorisme, qui a également frappé l’Afrique notamment l’Afrique de l’Ouest. Donc, il y a un monde à réinventer. Pour nous, qui ont été à Paris ces dernières années, ce sont des attaques sanglantes, le Bataclan, Charlie Hebdo. Mais, ne jamais oublier aussi que les premières victimes de ce terrorisme sont d’abord les musulmans eux-mêmes, le Mali en sait quelque chose, la Libye, le Burkina Faso, le Niger. Et trop souvent, on minore ces morts-là au profit d’autres. Et donc, c’est un combat qui doit être mené. »


« Un monde à réinventer »

L’espoir est-il permis pour la nouvelle décennie qui démarre ? Elle est pessimiste. « J’aurai aimé dire ça mais vous avez vu ce qui se passe actuellement entre les Etats-Unis et l’Iran, qui est un événement important. Et avec l’assassinat du chef opérateur de l’Iran en Irak et en Syrie, (Qassem Soleimani), provoquant une montée très brusque des tensions, en ce début d’année, pour le monde. Voilà, nous sommes encore à un moment charnière avant même d’avoir franchi la décennie. Il est très important dans ce contexte-là, de garder notre sang-froid, je parle de nos dirigeants. Mais aussi d’être vigilants du côté des citoyens sur ce qui se passe. »

Selon elle, la suite dépendra du choix des hommes. Car, explique l’enseignante à Sciences Po Paris d’un cours intitulé ’’L’Afrique au centre du monde’’ : « Je pense qu’il n’y a pas de fatalité dans la vie. Il n’y a que la responsabilité humaine. Donc, cela dépendra non seulement de la capacité d’action et de pacification des dirigeants, des leaders du monde. Mais également de la vigilance démocratique des citoyens. Parce que les dirigeants ne sont pas bons par naissance mais parce qu’il y a vigilance. Donc, nous verrons cela sur le plan économique, la situation est compliquée. 2008, c’était la crise financière gravissime comme on n’en avait pas connu depuis les années 30. Donc, on a connu une décennie d’atonie sur le plan de la croissance économique. Sur le plan politique, l’Amérique s’est retirée du monde, ’’America first’’ (l’Amérique d’abord), dit Trump, aujourd’hui abrité derrière un nationalisme assez mercantile. Puis, il a passé les rênes du monde à la Russie, à Poutine, en se retirant de la Syrie. Puis, l’Europe, aphone et atone, a du mal à s’en sortir. On le voit avec la crise autour du Brexit qui remet en cause la cohérence de l’Union européenne (UE). Quand le monde est à ce point perturbé, quand les grandes puissances, qui étaient censées donner de la voix, et montrer la voie, sont à ce point en retrait, et en repli, il faut que les pays du Sud reprennent l’agenda international en main. »

Perspectives des pays du Sud particulièrement l’Afrique

« Ce que je crois, c’est qu’aujourd’hui plus aucun problème du monde ne pourra se régler en dehors de l’Afrique. Toutes les solutions passeront par le continent africain, que ce soit la question des migrations, que ce soit la question du réchauffement climatique, (celle) des femmes, du terrorisme. Toutes ces questions-là, qui sont des problèmes globaux, mondiaux, ne trouverons solution que sur le continent africain. Cela tombe bien, l’Afrique a des choses à dire. C’est la zone du monde la plus dynamique sur le plan économique, l’innovation est forte, les sociétés civiles sont actives, il y a une pensée critique qui se développe de plus en plus ».

Toutefois, elle met un bémol : « Tous les problèmes ne pourront se régler qu’en Afrique que par l’Afrique, qui est devenue le principal foyer d’innovations du monde, et étrangement, l’Afrique est sous-représentée dans toutes les Instances de décision dans le monde, que ce soit le Conseil de sécurité des Nations Unies, les Institutions de Bretton Woods, Banque mondiale ou FMI (Fonds monétaire international), que ce soit les organisations mondiales, même lorsqu’elle cherche à assurer sa présence à travers le G5 Sahel par exemple, là, les moyens ne suivent pas. Donc, il y a un décalage total entre ce que représente l’Afrique. C’est quelque chose d’absolument aberrant qu’il faut corriger. Cela suppose que des voix politiques se lèvent et portent ce message-là. (…) Par exemple, il faut un pays africain parmi les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies. On a parlé du Nigéria, de l’Afrique du Sud. Pourquoi pas de l’Ethiopie, du Ghana et d’autres ? »


« Les Institutions de Bretton Woods ne développeront pas l’Afrique à sa place »

Pas du Sénégal ? « Le Sénégal est un pays qui émerge, qui est un remarquable pôle de stabilité en Afrique de l’Ouest, 4 présidents en 60 ans, c’est une performance juste mondiale, c’est un capital de stabilité qu’il faut préserver, et ça en fait un phare sur le continent africain. Par ailleurs, c’est un pays de 15 ou 16 millions d’habitants, ce n’est pas un grand pays sur le plan démographique. »

Poursuivant, elle relève que l’Afrique « n’est pas obligée de suivre les politiques » des Institutions financières comme la Banque mondiale. « Il appartient aux Etats de veiller à leur souveraineté c’est-à-dire leur capacité d’action, et de décision, sur le plan militaire, culturel, politique et économique ». Là, elle cite comme exemple l’organisation de Shangaï autour de la Chine et des anciennes puissances de l’Union soviétique, comme une des alternatives », prône-t-elle. Non sans affirmer « qu’il est dans l’intérêt des Institutions de se réformer pour rester crédibles et efficaces ».

« Trouver des emplois à la jeunesse »

L’emploi pour les jeunes, c’est l’autre défi que le continent devra également réussir, conclut-elle. « Dans le continent africain, il y a 600 millions de pauvres. La moitié de la jeunesse est au chômage, il y a beaucoup de richesses mais celles-ci ne sont pas transformées sur place (mais) à l’étranger. Ce qui signifie que l’Afrique exporte ses emplois. Ce qui est une aberration quand il y a besoin de trouver des emplois pour ces jeunes-là. Ce qui suppose une bonne éducation et une bonne formation ».

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