EDITORIAL PAR MAMADOU NDIAYE: DÉNOUEMENT

 

Ndingler retrouve le sourire et entre dans l’histoire. Tard ce lundi soir, la nouvelle de la restitution des terres enchante les paysans qui rallient la place publique pour se réjouir vivement. Ce brusque changement de registre, alors que les plénipotentiaires se succèdent sur le théâtre des tensions, ouvre un nouveau chapitre d’apaisement après des semaines d’agitation. Une zone calme, sortie de sa torpeur habituelle par une malhabile emprise foncière qui a vite fait d’aiguiser les soupçons. Les ingrédients se mettent en place pour entretenir un feuilleton inédit : un riche homme d’affaire, des paysans, une terre, la presse et les activistes de tous bord.

Le scénario n’est pas écrit d’avance mais l’enchainement des épisodes, entrecoupés de surenchères, soulève des passions, maintient le suspens et mobilise de part et d’autre les foules pour donner du piquant voire du mordant à cette affaire vécue comme un bras de fer. Les uns font de la dénonciation en se posant en victimes. Les autres esquivent les attaques et scrutent les déclarations pour détecter des failles susceptibles de renverser les charges d’accusation. Des relents politiques ne manquent pas sur fond de tribulations ou d’instrumentalisation qui révèlent des pratiques pour le moins curieuses.

Les intrigues et les rebondissements jalonnent la scène rurale de Ndingler au beau milieu des terres en friche et de baobabs plus que centenaires qui se dressent en témoins muets d’une mutation d’un environnement au parcours linéaire. Se joue l’avenir d’une contrée où abondent les terres arables et très convoitées pour leurs potentialités agricoles. Il est dès lors facile de comprendre pourquoi les paysans restent attachés à ce patrimoine. Tout comme les appétits fonciers de l’industriel de la volaille peuvent s’expliquer sur cette partie du pays. En clair, une crise sociale née d’une crispation identitaire (rattachée à la terre) est partie pour accoucher d’une crise politique aiguë. Si personne n’y prend garde.

La friction entre les protagonistes vient de cette appétence et des logiques qui se chevauchent. Mais le moment saisi pour ouvrir les « hostilités » n’avantage pas le patron de la Sedima. Seul contre tous ? En pleine saison hivernale, toute tentative d’accaparement de terres est non seulement mal vue et mal appréciée mais elle véhicule aussi une méprise des saisons. Car, priver les agriculteurs de lopins de terre alors que les pluies sont déjà au rendez-vous frise l’insouciance tout en traduisant une surprenante naïveté.

Ce que comprenant, les pouvoirs publics ont utilisé sans succès les moyens de persuasion avant de s’apercevoir que les rebondissements ont aiguisé les radicalités des villageois qui ont reçu une flopée de soutiens venant des professionnels du lobbying. Du coup le conflit s’amplifie. Par médias interposés, les acteurs alignent arguments contre arguments dans l’ultime but de gagner à leur causes des voix autorisées ou des personnalités marquantes ou influentes.

Dans cette guerre feutrée, l’Etat surveille les oscillations de l’opinion. Il met du temps à agir, espérant qu’avec le bon sens, des « consensus forts » pourraient sortir des pourparlers engagés. Rien n’en découle si ce n’est le constat d’une ligne de fracture, d’un éloignement des positions qui sanctuarise Ndingler comme une « zone protégée. » Les effets de démonstration des paysans ont fini par pousser l’Etat à se déterminer sans louvoyer. Il est conscient que les petits ruisseaux font les grandes rivières. En d’autres termes, le gouvernement craignait qu’une jacquerie n’éclate avec le risque d’une agrégation de révoltes éparpillées. Ce risque a pesé dans l’option de la puissance publique de restituer ces terres à leurs ayants-droit.

Après le prologue, l’épilogue ? N’allons pas vite en besogne. Mais gageons quand même que le réalisme a inspiré l’action de l’Etat qui ne doit en aucune façon se laisser intimider par les soubresauts. L’issue actuelle s’apparente à un dénouement qui ne dit pas son nom. L’affaire, inscrite dans un temps long, a tenu en haleine bien des opinons.

Pas de doute, la terre demeure un élément de curiosité. Elle fait l’objet d’une gestion délicate et crispante. Depuis l’aube des indépendances, tous les régimes qui se sont succédé au Sénégal ont alourdi la problématique plus qu’ils ne l’ont simplifiée. Toutefois, le premier président de la République, Léopold Sédar Senghor avait vu juste en corrigeant la dernière mouture du corpus de textes censés régir le statut de la terre au Sénégal promulgué en 1963. La version finale, qui faisait de la terre un patrimoine national avait emporté sa conviction, l’amenant à apposer sa lourde signature au bas du précieux document qui dotait ainsi notre pays d’une loi foncière unique et de portée générale. Une prouesse politique, sans conteste.

Erigée en sanctuaire, la terre nourrit des fantasmes sociaux, économiques et culturels. Détenir des terres confère un statut, un rang, du prestige et de la reconnaissance sociale. Elle constitue une réalité complexe. Et d’une aire géographique à une autre, la ténure foncière englobe les régimes juridique et coutumier qui en définissent le mode d’appropriation tant au plan individuel que collectif. Seulement voilà : la terre n’a de valeur que mise en valeur justement.

Elle ne peut simplement être un objet de contemplation quand des besoins vitaux s’expriment. Dans une équation simplifiée, la terre devrait revenir à ceux qui la travaillent en en jouissant. La crise sanitaire que nous vivons, résultant du covid-19, a mis à nu des fiertés inhibitrices autour des terres : du riz importé du Cambodge, du Vietnam et de l’Inde a été distribué dans des contrées de l’est, du sud et du nord du pays où s’étendent à perte de vue des milliers d’hectares laissés en friche et inexploités. Une aberration et un pernicieux paradoxe qui nous expose à des retournements de conjoncture.

Car les populations qui s’arcboutent à ces lopins de terre sous prétexte que ce sont de précieux héritages, n’ont pas hésité pourtant à recevoir le riz asiatique en guise d’obole. On le voit, la terre divise. Elle ne devait être qu’un facteur d’unification, de cohésion dans une perspective de consommer ce que nous cultivons et non dépendre de l’extérieur pour notre sécurité alimentaire. A la faveur de la pandémie du coronavirus, la nécessité s’est fait sentir de déconstruire sans complexe les univers clos. C’est à l’Etat de piloter cette tâche de reconquête de son efficacité affaiblie, il est vrai, par un déficit de patriotisme de citoyens prêts à hurler avec les loups quand ce même Etat peine à honorer l’un quelconque de ses engagements. Plus lisible, la terre restaure la confiance.

Mamadou NDIAYE/ Emediasn