Dialogue de culture : Ismaël Lô et Guy Béart, frères antiracistes

 

Pacifiste, panafricain, l’un des chanteurs les plus respectés du Sénégal est aussi antiraciste. Il le prouve dans une magnifique reprise de Guy Béart qui vient de paraître sur un double album hommage.

Depuis quelques semaines, les mélodies de Guy Béart se sont parées de nouveaux atours. Les deux filles du maestro, Emmanuelle et Eve, ont convié des chanteurs, rappeurs et artistes africains à revisiter classiques et titres moins connus. Thomas Dutronc, Brigitte, Carla Bruni, Vincent Delerm, Laurent Voulzy, Akhenaton, Yaël Naim et Emmanuelle Béart jonglent avec les mots du chansonnier et animateur Tv dans un double Cd, De Béart à Béart(s). Du côté des Africains, ce sont deux personnalités incontournables, la Béninoise Angélique Kidjo et le Sénégalais Ismaël Lô, qui ont été conviés. «Elle est en couleur mon histoire, il était blanc elle était noire/La foule est grise grise alors, il y aura peut-être un mort/Couleurs vous êtes des larmes, couleurs vous êtes des pleurs», chantait Guy Béart en 1968. Un demi-siècle plus tard, celui que l’on surnomme le Bob Dylan africain lui répond, armé de son harmonica et de sa guitare magiques. Sans imaginer un instant que la parution de cet hymne antiraciste coïnciderait au mouvement Black lives matter. «Nous devons nous rendre compte aujourd’hui que nous sommes tous des étrangers sur cette terre. Sur mon album Jammu, paru en 1991, j’avais déjà enregistré un morceau, intitulé Raciste, dans lequel je disais que se considérer supérieur à l’autre était de l’inconscience. Le sang n’a jamais été blanc, noir ou jaune. Le sang est rouge et il restera toujours rouge. C’est ce qui fait de nous la race humaine. Comme tout le monde, je suis outré par l’acte de ce policier américain. Aujourd’hui nous combattons le racisme avec des masques. Nous devons tous porter des masques pour lutter contre le Covid-19, c’est bien la preuve que nous sommes tous des êtres semblables, non ?»

«Je ne démissionne pas»
Arrangée en toute simplicité, cette chanson permet de réentendre enfin le chant de Ismaël Lô, devenu trop rare ces dernières années. Rencontré en décembre dernier dans sa maison dakaroise, on comprend vite que l’artiste n’ait plus envie de sortir de chez lui. La terrasse sous les toits a été transformée en jardin de plantes aromatiques, ses peintures ornent les murs et son studio, à l’étage, est depuis longtemps son antre nocturne où il ne cesse de composer. «C’est vrai, je n’ai pas senti le temps passer, pourtant il a bien filé…» avoue notre hôte. Toujours aussi doux, le musicien sénégalais est une légende vivante dans son pays et la voix africaine la plus subtile à apparaître en Europe à l’aube des années 1990. D’abord avec le subli­me Tajabone que Pedro Almodovar invita sur la bande-son de son film Tout sur ma mère, puis quatre ans plus tard avec le tube Dibi dibi rek. Ismaël Lô a toujours dénoncé les choses qui heurtaient son éthique sur le continent ou ailleurs «pour transmettre les messages à ceux qui n’ont pas accès aux médias».
Dans la cour intérieure de sa maison, il nous fait déguster un jus maison tout en surveillant – en bon patriarche – le niveau sonore de ses petits-enfants qui jouent aux alentours. Son regard oscille entre «pétillance» et lassitude. Il se remémore dans un éclat de rires ses prestations d’acteur pour quelques grands maîtres du cinéma africain, mais avoue aussi «avoir parfois l’impression que mes chansons n’ont pas été entendues, écoutées. On a beau chanter la paix – et Dieu sait si je ne suis pas le premier à l’avoir fait – les guerres n’arrêtent jamais et on n’en peut plus. Mais je ne démissionne pas. Sinon, ça voudrait dire que je n’étais pas engagé. D’accord ?»

Rencontre post mortem
De fait, cet irréductible défenseur de l’Afrique est toujours prêt à dénoncer : le pourquoi de l’émigration, l’ineptie du terme islamiste injustement attribué à ceux qui ne sont que de «simples bandits» qui attise du même coup l’intolérance vers l’ensemble de la communauté musulmane. Ou à vous raconter en long et en large Pourquoi un visa pour un Africain en Afrique ?, une chanson fraîchement réalisée, mais pas encore parue… L’après-midi s’écoule. On se laisse porter par la voix soyeuse qui ponctue presque toutes ses phrases d’un lumineux et enjoué D’accord ? L’écoute quelques mois plus tard de Couleurs, vous êtes des larmes vient à point nommé nous rappeler que Ismaël Lô est de ces artistes qui comptent, incontournables et indispensables. Au même titre que son frère blanc Guy Béart qu’il a fini par rencontrer post mortem.

Le Temps