[EDITO]: Muscler les cerveaux plutôt que les biceps 

 

 

L’actualité au sujet de l’absence volontaire de Diary Sow à son école parisienne nous inspire cette réflexion sur l’école sénégalaise et sur les difficultés de l’insertion professionnelle des jeunes diplômés. Face au désespoir certains jeunes désertent l’école pour les arènes : les combats de lutte font gagner des sommes colossales. Seulement peut-on développer un pays grâce à la lutte ?

L’excellence de la nation sénégalaise a souvent, voire toujours, été façonnée à Paris. En effet, c’est à Louis-le-Grand, à Henri IV, ou encore à la Sorbonne que furent formés beaucoup de ceux et celles qui ont dirigé et continuent de diriger le Sénégal. Encore aujourd’hui des Sénégalais prennent la direction des écoles parisiennes pour compléter leur formation intellectuelle. Diary Sow fait partie de ces jeunes qui, grâce à leur mérite ou à leur statut social plutôt aisé, partent parachever leur formation chez ceux qui enseignent l’art de « convaincre sans avoir raison », pour emprunter ainsi la rhétorique de l’écrivain. Avec la mise entre parenthèse de son parcours universitaire, c’est l’excellence de l’école sénégalaise “rurale” qui disparaît à Louis-le-Grand. En effet, la jeune étudiante de 20 ans est originaire de Malicounda, une bourgade située dans le département de Mbour, à 75 km au sud de Dakar, la capitale du Sénégal.

Diary Sow restera toujours l’une des quelques modèles de réussite de l’école publique sénégalaise en chute libre au niveau de la qualité. Et pourtant, pendant longtemps le Sénégal fut, en Afrique noire francophone, une référence en matière de formation intellectuelle. Aujourd’hui son système éducatif est sinistré par manque d’une politique éducative pertinente. L’école souffre de maux divers et variés : problèmes de déficit des enseignants dans le primaire et le secondaire, problèmes d’infrastructures scolaires, irruption de la politique dans les campus universitaires…etc. Bref chaque année le calendrier scolaire et universitaire est rythmé par des mouvements de grèves du corps enseignant. Ceci entraînant cela, depuis plus d’une décennie, le niveau d’apprentissage des élèves et des étudiants est en baisse. On touche le fond lorsqu’on ajoute sur la liste de ces maux l’omniprésence des langues locales dans les cours de récréations. A cause de l’usage permanent du wolof à l’école, la maîtrise du français laisse à désirer chez nombre d’étudiants. Passons ! Les jeunes qui terminent leur cursus universitaire font face à une autre épreuve, la plus redoutée de tous, le chômage. « A quoi bon fréquenter l’université pour obtenir des diplômes qui, en fin de compte, ne serviront à rien », se désolent certains d’entre eux, dégoûtés. De plus en plus certains d’entre eux s’orientent vers la lutte traditionnelle. Dans l’immédiat ce sport populaire fait gagner des millions de francs CFA.

Le problème du chômage des jeunes diplômés relève de la volonté politique de ceux qui gouvernent le pays, estiment des observateurs de la société sénégalaise. Les hommes et femmes politiques sont-ils conscients ? Lors de la présidentielle de février 2000, l’un des candidats, Me Abdoulaye Wade avait misé sa campagne électorale sur le thème du chômage. « Que celui qui n’a pas d’emploi lève la main !, entonnait le candidat Wade pendant ses meetings pour voir une profusion de bras en l’air », se rappelle le journaliste et écrivain Cheikh Yérim Seck dans son livre Ces goulots qui étranglent le Sénégal, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 69-70. Souvent trop fier de son agir politique, après douze années à la tête du Sénégal de 2000 à 2012, lucide, le troisième président de la République du Sénégal reconnaîtra son échec à offrir à la jeunesse les millions d’emplois promis.

Le président Wade avait mis en orbite une structure de promotion de l’emploi des jeunes : le Fond national de promotion de la jeunesse (FNPJ). Ce fond a financé des centaines de projets. Sous son régime nous avions également assisté au recrutement massif d’enseignants volontaires. Une politique critiquée à l’époque par certains Sénégalais. Car confier l’école primaire à des enseignants inexpérimentés aurait fait la promotion de la médiocrité, se lamentaient-ils. Pour les plus critiques, à travers cette politique, Wade voulait “caser” les millions de jeunes chômeurs diplômés. Procès d’intention ?

Personnellement nous regrettons le manque de continuité. Chaque régime s’en va avec ses idées et ses projets. Le suivant arrive avec ses propres projets. Le président Macky Sall est ainsi arrivé à la tête du Sénégal avec son Plan d’actions pour l’emploi des jeunes (PANEJ). Parmi ses réalisations nous retiendrons également la création des fameux Agents de Sécurité de Proximité (ASP) – la police de Macky Sall entend-on parler ici et là – . Ils sont des centaines à s’engager dans ce corps. Le moment venu le président Sall fera, à son tour, le bilan de sa politique de l’emploi des jeunes en général et celle des jeunes diplômés en particulier. Il a encore le temps pour développer une politique de stabilisation du système scolaire en perpétuelle ébullition mais aussi pour imaginer une politique d’accompagnement des nouveaux diplômés vers le monde du travail.

Ceci est un constat et nous aimerions nous tromper: le chômage qui frappe la jeunesse en général, les jeunes diplômés en particulier fait que l’école semble ne plus passionner. Les jeunes désertent les salles de cours qui « forment des chômeurs » pour les arènes qui font gagner des millions de francs CFA. La société sénégalaise serait-elle complice de cette propension des jeunes aux combats de lutte ? Il y a des actes qui parlent plus que les mots : « Les tables de multiplication et les informations sur l’histoire ou la géographie du Sénégal ont cédé la place à Balla Gaye, Modou Lô, Bombardier, Yékini…sur la couverture des cahiers » (C. Y. Seck, Ces goulots qui étranglent le Sénégal, p. 82). En effet des portraits de ces lutteurs ont été préférés aux portraits du « professeur Souleymane Mboup qui a découvert le Vih2, du philosophe Souleymane Bachir Diagne classé parmi les plus grands penseurs de notre époque ». Le Sénégal ne va pas très bien pays. Ou disons plutôt comme le chanteur : le pays va val !

Diary Sow que nous savons maintenant en vie fait partie des jeunes qui ont choisi de muscler leurs cerveaux plutôt que leurs biceps. Heureusement d’ailleurs car aucun pays ne peut être développé grâce à la lutte.

Pierre BOUBANE / Beyrouth (Liban) / Tambacounda.info