Comment les flux migratoires irréguliers menacent la sécurité des pays d’Afrique de l’Ouest…

 

Les mouvements de population engendrés par des facteurs politiques, économiques, sociaux et structurels, créent souvent un ensemble de ramifications en matière de sécurité qui ont des coûts humanitaires immédiats et de la promotion des groupes militants, aux conséquences socio-économiques à long terme sur les millions de foyers touchés et les régions qui tentent d’absorber les personnes déplacées. Ce qui constitue un défi sécuritaire énorme pour le continent africain, notamment la sous-région Afrique de l’Ouest et le Sahel.

« À l’entrée de la Libye, nous avons été capturés par un groupe armé qui nous amenait à la capitale. En partance pour Tripoli, on a tiré à bout portant sur un de nos camarades. Son seul tort c’était d’avoir crié très fort. Notre compagnon de galère qui, non seulement ne pouvait plus tenir vu les conditions difficiles dans lesquelles nous avions voyagé, était mal installé sur son siège. C’est ainsi qu’il a crié très fort dans la voiture des groupes armés qui nous avaient capturés à l’entrée de la Libye. Brusquement sorti de la voiture avec son arme, le chauffeur a tiré sur notre compagnon qui rendra l’âme plus tard ». Ce n’est pas une séquence de l’une des productions hollywoodiennes. Là, on est dans le réel. Un jeune migrant sénégalais qui tentait de rejoindre l’Europe, l’Italie exactement, en empruntant la voie terrestre a été victime de ce traitement odieux.

Cette scène, Modou Ndiaye, un migrant de retour ne peut l’effacer de sa mémoire.  « Tout a basculé lorsque nous sommes arrivés au Niger, à Agadez précisément. C’était la dernière région qu’on pouvait traverser avec la voiture pour entrer en Libye. On était confronté à de telles difficultés que même si nos parents nous envoyaient de l’argent nous n’aurions pas pu aller le récupérer, c’était un problème. Non seulement les gens élevaient les tarifs, mais aussi des bandits bien armés nous le piquaient. Lorsque nous avons réussi à entrer en Libye, des groupes armés nous ont capturé pour nous amener à la capitale Tripoli. C’est là que quelqu’un a tiré sur notre camarade qui est mort plus tard en cours de route », se souvient-il.

Les routes de la migration ne sont pas seulement dangereuses en Libye. c’est tout le trajet qui est parsemé de dangers et il faut s’armer de courage et de détermination pour traverser les pays et déjouer les plans déstabilisateurs des trafiquants, mais aussi des forces de sécurité peu respectueuses des droits humains.

Les facteurs explicatifs du renforcement des réseaux criminels

Selon le rapport sur les « frontières en évolution : La crise des déplacements de population en Afrique et ses conséquences sur la sécurité », cette insécurité grandissante dans les frontières ou encore sur certaines routes empruntées par les migrants peut être expliquée par deux facteurs essentiels. D’abord par le fait que la plupart des migrants ne disposent pas de documents, ce qui les expose souvent à toute sorte d’abus. « Les migrants sans documents appropriés comprennent la menace d’expulsion par les autorités qui pèse sur elles, et sont donc moins susceptibles de demander de l’aide en cas de problème. Cette situation ouvre la porte à des abus, qu’il s’agisse d’autorités corrompues exigeant un pot-de-vin sous la menace d’arrestation ou de passeurs fourbes. Un grand nombre de passages dans la région Maghreb-Sahel se trouvent en quelque sorte sur des routes préexistantes de trafic d’armes et de contrebande populaire justement parce tout simplement elles ne font pas l’objet de surveillance étatique efficace, sinon très peu de surveillance qui ne peut pas dissuader la menace », explique le rapport parcouru par Dakaractu.

À côté de ce facteur, pointe un autre non moins déterminant : la circulation des flux financiers dans ces routes et aux frontières.  Elle attire non seulement des éléments criminels, mais également des personnes qui s’appuient sur la menace de violence pour prendre le contrôle d’une route, d’un marché ou d’une communauté locale spécifique, ce qui a des conséquences directes  pour la sécurité du pays et de la région touchée. Selon le même document, « le trafic de personnes le long de la route transsaharienne y compris en Libye, représente à lui seul près de 765 millions de dollars par an ».

Les flux migratoires, sources de financement des réseaux criminels et terroristes transfrontaliers

Les flux migratoires sont les principales sources de financements des réseaux de criminels et de groupes terroristes en Afrique de l’Ouest et en Afrique Saharienne. En effet, au cours des pérégrinations qui les amènent à traverser le désert et enfin la Méditerranée, les migrants sont exposés de plus en plus à l’exploitation et au mauvais traitement aux mains des gangs criminels et des groupes extrémistes transnationaux. Comme les groupes criminels et terroristes ont constaté que le contrôle des itinéraires de contrebande et de trafic était lucratif, leur rôle dans ces activités illicites est, selon toute vraisemblance, appelé à se développer considérablement au cours de ces prochaines années. Cette activité s’est prolongée jusqu’en Libye qui est en quelque sorte le point culminant.

Le centre d’études stratégiques de l’Afrique, dans une étude réalisée, renseigne que : « en réponse à l’accroissement de la demande, l’économie du trafic illicite de migrants est florissante. Sur la côte libyenne, sa valeur estimée entre 255 et 323 millions de dollars par an, dépasse considérablement celle de toutes les autres activités illicites de la Libye. Les sommes versées par les migrants pour être conduits jusqu’en Libye et au-delà ne rémunèrent pas seulement les petits passeurs. Divers groupes prélèvent également une « taxe de protection » pour toute personne qui traverse « son » territoire. Les sommes versées par de nombreux migrants qui transitent par l’Afrique de l’Ouest se retrouvent entre les mains de groupes terroristes tels qu’Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), Al-Mourabitoun (formé par Mokhtar Belmokhtar), Ansar Dine et Ansar Al-Charia, qui contrôlent de vastes étendues de territoire en Algérie, en Libye, au Mali et au Niger », rapporte le document que nous avons parcouru.

Ce qui prouve à suffisance que l’extorsion d’argent aux migrants n’est que l’un des moyens par lesquels les réseaux criminels et terroristes bénéficient de leur implantation dans des pays aux législations fragiles et dont les agents censés faire régner l’ordre sont facilement corruptibles. Et les dommages durables qu’ils infligent à ces sociétés en sont un autre. Car lorsque ces groupes criminels organisés prennent racine dans des zones où les forces de sécurité et les institutions judiciaires de l’État sont faibles ou corrompues, il devient considérablement plus difficile de s’en débarrasser. Le solide enracinement des groupes criminels et terroristes dans les zones de vide résultant de la faiblesse du contrôle de l’État est une réalité déjà présente dans certaines régions du nord Mali et du Niger, du sud de l’Algérie et en Libye. Cette situation a pour effet de réduire l’investissement économique et les perspectives d’emploi ainsi que l’espace disponible pour l’édification de structures étatiques, de la démocratie et de la stabilité.

Mais pour le spécialiste des questions migratoires à Remidev, Mamadou Lamine Niass, les groupes djihadistes trouvent leurs sources de financement ailleurs comme dans le trafic trans-sahélien, où ils peuvent trouver de l’argent. « Les réseaux criminels, notamment les djihadistes, contrôlent des secteurs importants où ils peuvent trouver de l’argent. Par exemple, au niveau du transport, il y avait beaucoup de migrants qui avaient bénéficié  des programmes de financement avec les bus. Mais les  djihadistes les ont récupérés avec leur bus, au niveau de la pêche aussi. Les djihadistes trouvent leurs sources de financement ailleurs, comme dans les trafics à l’intérieur du Sahel. Par exemple au Nord Mali où il y a beaucoup de trafic dans le désert,  comme au Burkina et au Niger où l’on retrouve un trafic trans-sahélien qui part vers les pays sahéliens », a souligné le spécialiste des questions migratoires au réseau migration et développement.

L’instrumentalisation de la vulnérabilité des migrants pour renflouer des caisses criminelles n’est malheureusement que l’un des dangers de la non-maîtrise des circuits empruntés par des milliers de jeunes à la recherche d’un avenir meilleur. Passer par ces routes peut les mener dans les bras, soit de groupes terroristes ou de malfaiteurs. « Vers la frontière du Mali avec le Burkina Faso, j’ai croisé le chemin d’un homme bizarre qui me demandait de faire des prières pour continuer ma route. J’avais l’impression qu’il m’invitait à quelque chose qui ne m’était pas connu jusque-là. Mais moi, je n’avais pas d’autres objectifs que de poursuivre ma route vers la Libye », raconte un migrant.

Mamadou Lamine Niass (spécialiste des questions migratoires) : « Les groupes djihadistes profitent de la situation des jeunes dans le désarroi pour  leur proposer quelque chose qu’ils peuvent accepter »

Membre du  Réseau Migration et Développement et spécialiste des questions migratoires, Mamadou Lamine Niass a des raisons de croire que le renforcement des réseaux criminels est une opportunité créée par les djihadistes et qui est née du blocage des routes maritimes qui étaient les plus utilisées par les jeunes depuis quelques années. Ce qui leur facilite le recrutement dans leurs mouvements.

« C’est une opportunité que ces réseaux criminels ont créé. Parce que quand il y avait les blocages des frontières dans la libre circulation des personnes, avec le blocage des routes maritimes, les jeunes ont contourné cette stratégie pour prendre la route et avec les conflits dans le Sahel liés au djihadisme, ces djihadistes qui avaient besoin de personnel jeune, ont capturé les jeunes migrants qui étaient à la merci des passeurs dans les villes comme Agadès, Gao et j’en passe. Les djihadistes sont allés voir les passeurs pour pouvoir disposer de ces jeunes-là. Donc les groupes djihadistes profitent de la situation des jeunes dans le désarroi dans le Sahel pour leur proposer quelque chose qu’ils peuvent accepter. Je me rappelle d’un jeune qui nous disait que les djihadistes leur donnaient de l’argent, une moto et une prime à la fin de chaque mois. Ce qui signifie que l’émigration irrégulière peut être un des facteurs explicatifs de la consolidation des réseaux criminels dans la sous-région », a-t-il explicité.

Cette insécurité assaisonnée à l’illégalité qui jalonne la route de la migration est une aubaine pour les groupes djihadistes dont les membres sont des ressortissants étrangers. Au Sénégal, plusieurs dizaines de jeunes ont migré à partir de 2014 et 2015 vers la Libye et le Nigeria pour rejoindre des organisations djihadistes, la plupart liées à l’État Islamique. Ces recrues ont pu faire leur voyage sans être inquiétés en suivant le trajet que prennent d’habitude les migrants.

Les enjeux frontaliers pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel

L’Afrique de l’Ouest et plus particulièrement le Sahel représente un espace où s’entremêlent plusieurs menaces transnationales : migration irrégulière, djihadisme, trafic de stupéfiants et leurs liens supposé avec le terrorisme. Toutes ces menaces sont facilitées, pour certains en grande partie par l’absence généralisée de l’État, voire une quasi-anarchie qui règne dans la sous-région. D’où l’impérieuse nécessité de sévir dans une unité d’actions et de politiques dans toute la région Afrique, notamment dans les sous-régions Afrique de l’Ouest et du Nord, qui abrite principalement le plus grand nombre de flux migratoires.

Le renforcement ciblé de l’État

Même si les acteurs dans cet espace opèrent selon des logiques institutionnelles indépendantes et parfois contradictoires, il est tout de même possible d’identifier certaines similarités dans leurs projets visant à renforcer le contrôle des frontières ouest-africaines. Dans cette logique, le rapport sur « la sécurité frontalière en Afrique de l’Ouest : migration, construction des États et nouvelles technologies », propose un renforcement ciblé des organes étatiques afin de mettre fin à la lutte contre la menace qui sévit dans les frontières.

« Parmi ces logiques, on observe le renforcement ciblé des organes étatiques, un outil privilégié dans la lutte contre la porosité des frontières. Les projets de renforcement des capacités ont souvent des ambitions très larges (permettre à ce pays sahélien de garantir plus de sécurité à ses citoyens et d’assurer le contrôle de son territoire), mais en réalité leurs actions sont très ciblées, de petite ampleur. L’enveloppe budgétaire de ces projets est souvent réduite (moins de 5 millions d’euros) et d’une durée limitée (souvent moins de 18 mois). Les pratiques des intervenants internationaux de la sécurité frontalière ont souvent un impact disproportionné, par contre, et changent très souvent les façons de faire locales, façonnent aussi des structures d’opportunités clientélistes auxquelles leurs homologues africains répondent. Prenons l’exemple du projet West Sahel de la Guardia Civil (garde civile) espagnole, dont le projet a été financé à hauteur de 4 millions d’euros entre 2011 et 2015. Ce projet visant à équiper les gendarmeries sahéliennes à mieux maîtriser les flux migratoires a eu l’effet d’un catalyseur de quelques idées novatrices : un poste international de police conjoint regroupant du personnel sénégalais, malien et mauritanien (même si ce poste n’a pas encore vu le jour), la formation d’équipes cynophiles, et la coopération entre l’Espagne et la Mauritanie au poste frontalier PK55 de Nouadhibou (dans le nord mauritanien). Ce projet, malgré son budget modeste, a tissé d’étroits liens entre les gendarmeries sahéliennes et espagnoles, contribuant au rôle grandissant que joue l’Espagne dans la gestion des migrations ouest-africaines », précise le rapport. Tout pour dire que la migration irrégulière est source d’insécurité qui affecte considérablement la stabilité des États de la sous-région en terme de sécurité…

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