DÉRIVES ET DÉLIRES (Par Mamadou NDIAYE)

 

 

Très souvent la révolution enfante la tyrannie. Celle dite de « révolution du jasmin » a accouché en Tunisie d’un monstrueux régime, dont l’incompétence des dirigeants le dispute à leur lâcheté sur fond de délires et de dérives pour prolonger le bail avec un peuple désabusé et déboussolé.

En 1987 et en 2011, la Tunisie, autrefois appelée Ifriqiya (ça ne s’invente pas !) a connu deux transformations politiques. La première s’opère en douceur puisque Ben Ali, fidèle de Bourguiba vieillissant et sénile, réussit à le balayer sans bruit de bottes pour s’installer au pouvoir.

La seconde, conséquence de la précédente, en raison de la sévère crise économique et sociale qui sévit, est déclenchée par un fait isolé : un jeune, Mohamed Bouaziz, (Bac plus 5) et vendeur ambulant de fruits à Sidi Bouzid, s’immole par le feu à cause d’une désespérance. La colère du peuple finit par emporter le régime dictatorial dont le chef se réfugie en Arabie Saoudite. Le peuple s’enthousiasme.

Mais en arrière-plan de cette « embellie démocratique », la confiscation s’organise avec un honteux partage du pouvoir perçu comme un « butin ». La course aux postes s’accompagne d’une « savante » désinformation accentuée par une manipulation de l’opinion publique avec la montée en puissance des réseaux sociaux.

Kaïs Saïed, actuel président tunisien, est justement le résultat de cet embrouillamini. Il le sait, tout juriste qu’il est. Issu d’une féodalité tatillonne, il a l’âme félonne et agit en vassal « toujours contre le peuple tant que celui-ci est endormi » mais « se range à ses côtés dès qu’il se réveille ».

Cette ambiguïté de situation caractérise le régime en place à Tunis en proie à des difficultés croissantes et qui cherche des solutions en se cramponnant à des arguties pour masquer sa faiblesse propre. En indexant les jeunes migrants comme « cause principale des maux dont souffre la Tunisie », Kaïs Saïed s’appuie sur une fausse pensée pour se défausser d’un problème.

La crise, combinée à des échéances électorales en vue, complique la tâche de ce juriste de triste réputation qui, pour se sortir de l’impasse politique, secoue les bas instincts des Tunisiens en proie aux doutes et aux incertitudes. Le régime, ayant peur des lendemains chaotiques du fait de son incurie, se livre à l’exercice périlleux du bouc émissaire.

En plein Conseil de sécurité nationale, le président tunisien lâche la boule puante : « l’immigration clandestine relève d’un complot » Lequel ? Il esquive la question, donc élude toute réponse. A quelle fin ce complot ? « Pour modifier la démographie de la Tunisie » souligne-t-il.

Plus grave, le tyran caché fait une déduction tonitruante : sa chère Tunisie risque d’être « considérée comme un pays africain uniquement. » Admirez la place de l’adverbe dans le sombre esprit de ce président indigne !

Visage tuméfié, regard fuyant, Kaïs Saïed admet que son pays n’est ni africain ni situé en Afrique. En clair, il dénie une réalité évidente. Puisque au double plan historique et géographique, la Tunisie est et reste africaine. Dès lors, il n’y a pas d’Afrique blanche d’un côté et de l’autre une Afrique noire.

Pareille dichotomie, malicieuse et vicieuse à la fois, sert à dévisser une culpabilité historique mal enfouie. Sous cet angle, la Tunisie régresse. Et c’est inacceptable. Même si nombre de Maghrébins se vautrent encore dans la fange en se réfugiant dans une Afrique blanche pour se purifier et ainsi se détacher du reste du continent perçu comme « impur ».

Dans l’imaginaire des Africains du Nord, à la notable exception du Maroc (et encore !) le Noir ne jouit d’aucune considération. Il hante le sommeil et n’inspire pas confiance. Au contraire, il sert d’alibi et se présente en victime expiatoire par des souffrances imposées ou acceptées. Ont-ils le choix d’ailleurs ?

L’univers clos du Maghreb ne leur offre aucune perspective que la soumission et l’effacement. Dans son fameux livre « Le génocide voilé » l’anthropologue franco-sénégalais Tidiane Ndiaye dissèque la pratique de l’esclavage dans le monde arabe et décortique le projet funeste pour arriver à la conclusion qu’il s’agit d’un « véritable génocide » avec un massacre « délibéré » de populations noires pendant plusieurs siècles.

La haine séculaire du Noir a, comme on le voit, une lointaine cause liée au commerce des hommes en totale méprise des droits. Les Tunisiens méconnaissent l’histoire en oubliant que les premiers habitants de cette terre du nord n’étaient autres que des Africains à la mélanine prononcée que prouvent des sources diverses confirmées par les thèses de feu Cheikh Anta Diop, égyptologue de renom.

Une conjonction de facteurs et l’apparition de phénomènes nouveaux modifient les rapports dans l’espace social du Maghreb où se profilent de profondes mutations. La sphère politique n’est pas épargnée. Pas même l’économie qui cherche par tous les moyens à se ramifier à la sphère européenne prise pour une locomotive de dimension mondiale.

Au nom de ce dessein inavoué et non assumé, la Tunisie de Kaïs Saïed tord le cou à l’histoire et tourne le dos à l’Afrique subsaharienne par des manœuvres politiciennes éculées et ressassées. Les dirigeants tunisiens ne s’aperçoivent pas que cette théorie qui a trop servi a perdu sa force et ceux qui en font usage aujourd’hui se discréditent en montrant leur vrai visage hideux.

Leur haine du Noir est donc un héritage du passé. De ce fait, l’empreinte révèle la défaillance de tout un système politique et souligne le recul voire le repli identitaire de cette Tunisie jadis solidaire des peuples en lutte. Elle-même a pu bénéficier de cet élan de générosité à une mémorable période précédant son accession à l’indépendance en 1956 conduite par son premier président Habib Bourguiba, membre fondateur de l’Union africaine et de la Francophonie avec Senghor, Hamani Diori, entre autres.

Ils appréhendent mal la géopolitique en cours. Acculés par l’Italie, aujourd’hui gouvernée par la droite extrême, les dirigeants tunisiens ne s’embarrassent pas de scrupules pour reprendre à leur compte la thèse du « grand remplacement » afin de préserver la « nation immaculée » de toute intrusion des « hordes », sauvages de surcroît, venues d’Afrique. L’affront est à laver à grande eau.

Les dirigeants africains doivent, pour ce cas et pour d’autres à venir, se fonder sur une doctrine commune en vue d’un traitement radical de ce racisme d’Etat incarné par le tunisien Kaïs Saïed.

Il est vrai que l’Italie exerce sur lui de discrètes pressions afin de contenir les flux migratoires à partir du sol tunisien. La riposte Frontex ayant échoué à endiguer les flots de migrants, Rome s’efforce maintenant de protéger ses frontières terrestres, maritimes et aériennes en se démarquant par moment des initiatives européennes, trop lentes, trop coûteuses et très peu efficaces.

La Tunisie se démarque certes, mais elle se démasque aussi. Elle se soumet à un jeu de contraintes. Aléatoire.

 

Mamadou NDIAYE / Emedia.sn /