PLUTÔT SISYPHE QUE ICÂRE (PAR CHEIKH TIDIANE NDIAYE)

 

Mamadou Lamine Faye, le père du jeune Doudou disparu dans les flots de l’océan au moment où il se rendait à bord d’une embarcation de fortune en Espagne, a bien de la peine. Une double peine, devrait-on dire : la perte d’un fils de 14 ans, à la fleur de l’âge, et l’angoisse d’être à la barre d’un tribunal dont le procureur veut l’envoyer à « Ndugsin » pour deux ans.

Maintenant que sa folle entreprise d’envoyer son chérubin au pays de Cervantès est connue de tous, y compris sa mère qui n’en savait que dalle, Mamadou Lamine regrette profondément comme il l’a dit à la barre où, jurant fermement, il a déclaré qu’il aimait plus que tout au monde son fils. Lequel était la prunelle de ses yeux. Sans doute c’est pour cela qu’il a cassé sa tirelire pour lui permettre de se lancer dans le voyage fou du « Barça ou barzax ».

Si d’aucuns trouvent qu’il a envoyé son fils à la mort, lui, au moment des faits, ne voyait autre chose que son rêve de faire de son jeune fils de footballeur un joueur accompli dont le mirifique contrat dans un club de la Liga ou un transfert vers une équipe de la Premier league anglaise ou de la série A italienne lui permettrait d’avoir la vie dorée qu’il n’a jamais pu s’offrir. Il est vrai que tous les parents qui comme Mamadou Lamine Faye se saignent à blanc pour le devenir de leurs fils s’attendent à juste raison à un retour sur investissement. On comprend dès lors que le plus anonyme des lutteurs, leur discipline étant la seule au Sénégal à vous permettre d’amasser des millions en l’espace d’un corps à corps d’une heure environ, se répand en remerciements, dès qu’on lui tend le micro, à l’adresse de ses père et mère (surtout), au motif que « dagno sone ci mam » et que tout son rêve est de satisfaire tous leurs besoins (dama lena beugue teral).

Le même rêve a sans doute habité Doudou Faye, malgré son jeune âge. Au pied de son embarcation de fortune et au moment de dire au revoir à son père que l’idée de ne plus le revoir ici-bas n’effleurait pas, le footballeur en herbe voyait déjà la réussite au bout de ses godasses via une carrière n’ayant rien à envier à celle de Lionel Messi, le maître à jouer du FC Barcelone, la ville lumière à atteindre à tout prix, quitte même à y laisser sa vie. Une macabre éventualité contenue dans le slogan du « Barça ou barzax » mais qu’aucun candidat à ce suicidaire voyage n’intègre dans ses pensées durant la randonnée. Seule la « bonne arrivée » dans la ville espagnole de Barcelone est prise en compte.

Si le rêve est permis et est même nécessaire car étant généralement à l’origine des plus grandes réussites humaines, il reste qu’il est suicidaire de laisser votre rêve vous aveugler au point de vous ôter la lucidité selon laquelle pour atteindre le sommet de la montagne il faut passer par le bas. Et entreprendre le dur parcours jalonné d’embûches qui mène au but visé.

A moins d’être né tel le truculent Donald Trump avec une cuiller d’argent dans la bouche, la carrière d’un homme se forge généralement à la dure. Et non d’un coup de baguette magique comme le pensent la plupart des candidats à l’émigration. Pour ces derniers, il suffit de mettre le pied sur le vieux continent pour troquer la vie de galère menée au Sénégal contre celle d’un pacha. Le père du jeune Doudou avait les mêmes rêves en couleurs, tout comme son chérubin, convaincu qu’une fois en Espagne, il pourrait rallier l’Italie. A défaut, il pourrait rester sur place et s’ouvrir les portes de centres de formation comme celui de la Masia, lieu où ont été formatés Messi, Iniesta, Xavi et Ansu Fati, pour ne citer que ceux-là.

Débarquer en Europe ou aux Etats-Unis et se mettre aussitôt à amasser sans grand effort les euros ou les dollars, telle est la vision voire la forte conviction de beaucoup de candidats à l’émigration. Cette idée est tellement ancrée chez eux qu’ils abrègent ou réfutent toute étude ou qualification professionnelle, au motif que c’est une perte de temps car appelés à vivre dans un lieu où il suffit de s’agenouiller pour s’en mettre plein les poches.

Au collège, un professeur avait profité du riche « leer » (chemise à fleurs cintrée, patte d’éléphant et tête de nègre) d’un de nos camarades de promotion pour nous faire un cours sur la manière dont il faut atteindre le sommet d’une montagne. Certes, avait-il dit, il n’est pas interdit d’imiter James Brown, Otis Redding et autres Johnny Hallyday, mais il faut avant tout étudier pour avoir des diplômes et du travail en vue de s’afficher comme eux. Et non taper sur ses parents pour s’offrir des habillements de « yéyé ». Nous avions presque applaudi ce pédagogue quand ensuite il nous a longuement entretenus de la vie tumultueuse menée par le Soul Brother number one avant d’être une star planétaire.

Tel Sisyphe poussant inlassablement son rocher vers le sommet de la montagne, les candidats à l’émigration clandestine, surtout, doivent se convaincre que la réussite se forge au mental et au forceps, loin du rêve qui vous fait croire que le « teki » est ailleurs que chez soi, dans un pays des merveilles digne de celui d’Alice.

Penser et agir autrement revient à jouer les Icare des temps modernes. Dans ce cas, pas de chute fatale suite à la fonte d’ailes de cire mais des corps finissant dans le ventre de squales ou des squelettes jonchant les fonds maritimes.

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