PÉNITENCE

 

 

Pénitence. En chacun de nous, somnolent un remord ou un regret. L’époque, insaisissable, accroît le malaise ambiant. Parce que le temps nous échappe, nos actions se multiplient sans logique, sans cohérence. Pour peu, nous serions dans l’impasse accentuée aujourd’hui par une méchante crise sanitaire d’origine virale. Elle s’installe dans la durée et, faute de mieux, nous nous y habituons. Devons-nous nous en accommoder, défaits ? Faut-il retrouver nos esprits en renonçant à l’enfermement, au confinement ?

Le Ramadan réveille en nous notre humanité enfouie. Des gestes simples mais de grande portée : s’abstenir de boire et de manger, s’obliger à des rigueur de principes, écouter, aider, pardonner, cultiver la sobriété, se montrer généreux dans le partage et sensible aux souffrances des autres moins avantagés mais tout aussi astreints aux mêmes contraintes de vie. Bouleversés par un coronavirus qui n’est pas encore vaincu, nous voilà gagnés par le doute qui engendre la méfiance et érode la confiance sans laquelle une société se fragilise au risque de s’affaisser.

Pour la deuxième fois, le Ramadan se déroule en pleine pandémie avec son lot de perturbations, de restrictions et de frustrations accumulées. En desserrant l’étau des contraintes, l’Etat invite les Sénégalais au respect des limites aux rassemblements, à la stricte observation des gestes qui sauvent. Certes les activités ont repris. Mais l’économie reste frappée d’atonie. Elle est encore tributaire d’échanges avec l’extérieur qui se barricade encore. D’où la crainte voire la hantise d’une hausse généralisée des produits. En ce moment, semble-t-il, les marchés sont approvisionnés en denrées de première nécessité : céréales, condiments, légumes, légumineuses.

C’est une bonne nouvelle qu’il serait malséant de bouder. Ne serait-ce que par égard pour les maigres bourses qui peinent à vivre décemment. Pour autant une flambée des prix n’est pas à écarter. La période est propice au renchérissement des coûts du fait des fortes demandes qui attisent les tentations des commerçants. Ces derniers ont été souvent épinglés dans le passé accusés d’avoir le portefeuille à la place du cœur. Leur fait-on un mauvais procès ? Les intéressés racontent dans le menu détail les épreuves qu’ils endurent pour disposer des produits de grande consommation à temps, en qualité, en quantité et à prix compétitifs et raisonnables.

Les pouvoirs publics tentent d’enrayer la spirale spéculative par divers moyens. Ils invitent les consommateurs à des réflexes citoyens en dénonçant les hausses illicites et les pratiques déloyales. Les services de contrôles affaiblis par l’inexistence de moyens efficients sont gagnés par la « vilaine toux »de la corruption qui persiste et s’étend. Pour peu les contrôles inopinés des prix semblent cause impossible. Leur indifférence ou leur absence laissent le champ libre aux véreux au grand dam du grand public qui se désole de cette impuissance. Même les cris de révolte ne sont plus audibles dès lors qu’aucune force ne s’interpose pour restaurer la vérité des prix.

Les circonstances particulières de la pandémie devraient inciter les opérateurs économiques à pondérer leurs marges pour ne pas exacerber inutilement les tensions latentes. Il n’est pour s’en convaincre que de se souvenir des scènes de pillages et de violence de mars dernier. Il s’agissait d’émeutes de la faim sur fond d’exaspération sociale qui a mis à nu l’ampleur de l’appauvrissement de larges franges d’une société sénégalaise emmitouflée dans un voile de pudeur.

Ne faisons pas la fine bouche cependant : les revenus des ménages ne s’accroissent plus. Une hausse généralisée des produits de base ruinerait les précaires équilibres au sein des familles nombreuses secouées par un quotidien âpre. Prudence. Car une déflagration est vite arrivée sous la forme d’une « poudrière vénézuélienne » ou d’une « révolution de jasmin ». Dans les deux cas il a suffi d’une asphyxie financière pour découvrir, trop tard déjà, la profondeur du mal et l’étendue du malaise social. Un autre phénomène se greffe à cette conjoncture peu réjouissante : le recul de la solidarité.

Dans les temps anciens, l’union sacrée permettait aux familles pauvres de vivre décemment le mois de Ramadan grâce à la redistribution des collectes de vivres. Cette pratique était non seulement courante mais discrète. Le pauvre et le riche se rencontrer sans gêne ni arrogance. Il était fort probable que ce que l’un recevait provenait de l’autre. Mais l’absence de traçabilité sauvait les apparences et ainsi, la société pérennisait sa tranquillité, en un mot sa stabilité. De nos jours, cette pratique a perdu son cachet pudique.

En lieu et place se développent avec ostentation des distributions de kits alimentaires au cours de dégradantes cérémonies sous l’œil de courtisans endimanchés en présence d’une flopée de caméras pour immortaliser ces scènes d’humiliation. Les généreux donateurs, eux-mêmes quémandeurs dans les pays du Golfe, s’attirent tous les regards, signe de reconnaissance et d’admiration de leur geste conquérante. Des hommes (et aujourd’hui des femmes) sortent du néant et plastronnent partout comme de nouveaux Crésus dont les récits de vie ne sont inspirants qu’aux yeux de ceux qui s’affichent comme des adeptes attitrés de l’éloge flatteur.

Ce changement d’échelle de la générosité « millimétrée » dénature la solidarité qui, de tout temps, a régulé la société et constitué un facteur d’équilibre social. Or, le décalage entre les populations et les nouveaux riches se creuse. Il est encore plus de saison ici qu’ailleurs. A-t-on retenu les leçons venues d’ailleurs pour écarter ces épouvantails qui peuvent réveiller la rue. Une déferlante, dit-on, est par essence muette. Or nul ne peut prédire ce qui pourrait advenir. Parce que l’incertitude plane. Et personne, dès lors, ne doit faire le dos rond.

Face à nous mêmes, nous avons pour devoir de conjurer les sources d’inquiétude au demeurant nombreuses et insuffisamment explorées. Chômage lancinant, impatiences de la jeunesse, choc des demandes sociales explosives, faiblesse d’offres et manque notoire de lisibilité d’un horizon qui tarde à se dégager. Le Ramadan serait-il une occasion ou un prétexte pour amorcer une introspection propre au dépassement ? Il est de notoriété que des périls s’accumulent. Les signes avant-coureurs s’amoncellent. Si rien ne vient perturber notre surprenante quiétude, encore faut-il pour la préserver nous montrer à la hauteur des périls qui nous menacent.

Au Sénégal, certains symboles sont les cibles quotidiennes d’aventuriers en mal de tragédies. Les plus emblématiques sont la République et la démocratie et, cerise sur le gâteau, un goût prononcé de la liberté acquise de haute lutte par des générations de gens qui, hélas, ne l’ont pas vécue. En renouant avec la pénitence par le jeûne du Ramadan nous redécouvrons le sens du sacrifice rédempteur pour une nation, une et indivisible. Fondamentalement.

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