POLITIQUE EUROPÉENNE: «L’UE marche mal quand ses gouvernements se déchirent»

 

La nouvelle Commission européenne dirigée par Jean-Claude Juncker a été investie par le Parlement européen mercredi à Strasbourg. Elle va tenter, sans réels moyens financiers, de relancer une Europe minée par le chômage et la montée des populismes. «Cette Commission sera celle de la dernière chance», a reconnu le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker (79 ans). «Soit nous réussissons à rapprocher les citoyens de l’Europe, à réduire drastiquement le niveau du chômage et à redonner une perspective européenne aux jeunes, soit nous échouons.» Le point avec le Français Jean-Louis Bourlanges. Cet ex-eurodéputé, fin connaisseur des arcanes de l’UE, est un centriste.

Vous vous êtes montré relativement critique envers Jean-Claude Juncker?

Je n’émets aucune critique envers M. Juncker ni sur un plan personnel ni sur un plan politique. Je souligne simplement qu’il a été élu par une procédure non conforme au traité en vigueur. Le traité donne mission au Conseil européen de choisir librement la personnalité désignée pour exercer la présidence, tout en tenant compte des élections européennes, c’est-à-dire de l’orientation politique du Parlement. Il n’était pas sain de réduire ce débat à un duel entre M. Juncker et M. Schultz. Par ailleurs, «l’élection» de Jean-Claude Juncker n’a rien de spécifiquement démocratique puisqu’il n’a été choisi que par un quart des votants en Europe. Ce qui veut dire qu’il a été rejeté par trois électeurs sur quatre. Il était de plus artificiel d’inventer une opposition entre M. Juncker et M. Schultz alors qu’ils sont d’accord sur tout et que le clivage était ailleurs, entre ceux qui voulaient plus ou moins d’Europe.

Mais ce choix a-t-il été pour autant malheureux?

M. Juncker a de grandes qualités personnelles. Sur le plan institutionnel, la procédure qui l’a désigné est déséquilibrée car elle fait du président de la commission une émanation du Parlement. Or pour jouer pleinement son rôle, la commission doit être en situation d’équidistance à l’égard du Conseil européen, représentatif des Etats, et du Parlement, représentatif des citoyens. Si la commission était regardée avec suspicion par les gouvernements, elle serait paralysée. Ce ne sera toutefois pas le cas, car si la procédure de nomination fait la part trop belle au Parlement, le choix de Jean-Claude Juncker est plutôt de nature à rassurer les gouvernements. C’est à l’avenir que les effets pervers de la procédure risquent de se faire sentir.

Comment appréciez-vous alors l’investiture des vingt-huit commissaires?

Jean-Claude Juncker a été habile car il a expliqué au Parlement que la mise en cause de la répartition des portefeuilles à laquelle il avait procédé et même plus fondamentalement celle des commissaires pressentis aboutirait à mettre en cause le choix du Parlement dont lui, Juncker, était l’expression. Encore un effet pervers de la procédure qui a du coup conduit les parlementaires à s’autocensurer dans leurs évaluations des différents membres de l’équipe Juncker. Résultat: alors que la nomination de nombreux commissaires et la répartition des portefeuilles étaient très contestables, les parlementaires ont gobé l’œuf Juncker à l’exception, si j’ose dire, de la candidate slovène, fusillée pour l’exemple car elle ne faisait peur à personne puisqu’elle n’émanait ni d’un grand pays ni d’un des deux grands partis.

La tactique du bouc émissaire?

Oui. D’autres commissaires pressentis auraient mérité, eux aussi, plus de sévérité du Parlement. Pierre Moscovici est un homme de grande qualité, mais lui confier la stabilité budgétaire fait sourire. L’Espagnol Miguel Arias Cañete a réglé son problème de conflit d’intérêts en cédant ses participations à des entreprises pétrolières à des membres de sa propre famille. Un tel tour de passe-passe était-il acceptable? Quant à la régulation bancaire et financière, qui aurait pu justement être confiée à Pierre Moscovici, il est pour le moins provocateur de l’avoir attribuée à un commissaire britannique, issu d’un pays extérieur à la zone euro et notoirement opposé à la politique de régulation menée de façon satisfaisante jusque-là par Michel Barnier.

Cette commission est-elle armée pour crédibiliser l’UE?

C’est l’accord entre les Etats qui fait la politique européenne. La commission n’est là que pour faire des propositions et exécuter les décisions prises par les gouvernements au sein du Conseil européen ou du Conseil des ministres. Sans doute l’Union européenne a-t-elle fait des pas de géant quand la commission était présidée par Jacques Delors mais c’était pour deux raisons précises: il n’avançait jamais sans avoir préparé le terrain auprès notamment de François Mitterrand et Helmut Kohl et face à l’Union soviétique et ses menaces militaires, la France et l’Allemagne faisaient bloc.

Donc inquiet?

Ce n’est pas la commission qui m’inquiète, mais ce sont les Etats membres et leurs gouvernements dont elle n’est que le bras armé. L’Union européenne fonctionne comme une société immobilière: la structure est transparente et ce sont les copropriétaires qui comptent. M. Juncker peut-il animer le Conseil européen des chefs d’état ou de gouvernement comme le faisait Jacques Delors? J’en doute pour deux raisons. D’abord les institutions ont changé et le Conseil européen s’est doté d’un président, le Polonais Donald Tusk, qui n’a pas l’intention de s’effacer devant Jean-Claude Juncker. En outre, tout dépendra de la qualité des relations entre les gouvernements de l’Union et en particulier de ses deux piliers historiques, la France et l’Allemagne. L’UE marche mal quand ses gouvernements se déchirent et se divisent. Elle ne fonctionne bien que quand il y a une bonne entente: ce sont les tandems Giscard-Schmidt ou Mitterrand-Kohl qui ont tiré la machine.

Jean-Claude Juncker a esquissé son programme devant le parlement aujourd’hui. Est-il crédible?

J’ai constaté la prudence de Jean-Claude Juncker qui a envoyé deux signaux: le premier en direction de l’Europe méridionale et de la France qui veulent une relance de la croissance par l’investissement, le deuxième en direction de l’Allemagne en excluant que ce programme soit financé sur emprunt public. C’est habile de la part d’un homme dont la majorité est structurée autour du PPE qui veille sur les cordons de la bourse et du PSE qui s’inquiète des ravages du chômage. Il reste que c’est la quadrature du cercle que de concilier ces deux approches. J’observe que, pour l’essentiel, M. Juncker a botté en touche en renvoyant à une date ultérieure l’énoncé d’un programme précis. Sa devise devant le Parlement me semble avoir été: «la confiance d’abord, les arbitrages ensuite!

(24 heures)