
Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik vient de publier «Les âmes blessées». Il était en tournée promotionnelle en France – il sera à Genève et Lausanne le week-end prochain – lorsque les dramatiques attentats de Charlie Hebdo et de la porte de Vincennes à Paris ont éclaté. Lui, le survivant de la grande rafle de la Synagogue de Bordeaux en juin 1944, pose un regard inquiet sur les événements. Il voit dans cette série violente la volonté de terroristes islamistes façonnés pour déstabiliser les démocraties selon une mécanique identique à celle qui a amené au régime nazi. Boris Cyrulnik était aussi un proche de Georges Wolinski et de Cabu, deux des dessinateurs morts il y a une semaine sous les tirs des frères Kouachi. «J’étais ami de Wolinski et je peux vous assurer qu’il n’était pas antimusulman. Et Cabu était l’homme le plus gentil du monde. C’est insupportable qu’ils soient morts pour leurs dessins. Je ne pense pas que c’était un accident isolé.»
A vous entendre, M. Cyrulnik, la France serait en guerre?
Je ne dirais pas ça. Nous ne sommes pas en guerre, mais il y a des gens – une minorité – qui aimeraient bien enclencher un processus qui mène vers la guerre. Tout le système totalitaire démarre de la même manière. Mais pour l’instant, nous ne sommes pas en guerre.
Qui est cette minorité: Daech? Al-Qaida? Des individus isolés?
Tous les systèmes totalitaires – politiques, religieux ou philosophiques – appliquent le même processus. C’est-à-dire radicaliser la situation de façon à empêcher les échanges et les débats qui font partie du fonctionnement de toute société démocratique. Des groupes politiques utilisent le terrorisme comme une arme. Leur stratégie est toujours la même depuis l’Inquisition jusqu’au nazisme. Il n’y a qu’un dieu, il n’y a qu’un chef, il n’y a qu’une seule vérité: c’est la mienne. Et ceux qui ne sont pas d’accord avec moi sont des mécréants qui méritent le châtiment suprême.
Le parallèle avec le mécanisme nazi est-il vraiment pertinent? Et quel est ce régime qui frappe la France?
Tout régime totalitaire s’installe en propageant la haine dans des quartiers en difficulté. Quand la haine est semée, on repère les enfants les plus faciles à fanatiser et on les envoie au sacrifice. Cette organisation est financée par les gens du pétrole et de la drogue, qui ont des intentions politiques sur le Moyen-Orient et l’Occident.
En disant cela, vous dédouanez aussi les auteurs des attentats?
C’est le risque. Mais je veux surtout mettre en exergue la responsabilité de nos gouvernants qui ont abandonné culturellement les enfants de nos quartiers et les ont soumis à des manipulateurs. L’Allemagne nazie était très cultivée, mais la base de la société ne l’était pas du tout. C’est exactement la même chose dans les pays du Moyen-Orient.
La réponse de la société française a-t-elle été adéquate?
Jusqu’à maintenant tous ces crimes, car ce ne sont pas les premiers, ne provoquaient que soupirs. Il n’y avait pas eu de réaction massive. Se taire, c’est leur laisser la parole, donc l’accès au pouvoir. L’autre mauvaise réaction est de riposter comme cela a déjà malheureusement commencé avec plus de 50 actes contre des musulmans. Il y a deux mauvaises réponses – se taire et réagir violemment – et une bonne solution, celle qui s’est exprimée dimanche. On peut vivre ensemble mais il faut faire taire les extrémistes. Tous les extrémistes, quelle que soit leur couleur, leur religion, leur bord!
Vous n’écartez pas l’hypothèse d’un embrasement, d’une augmentation des actes islamophobes et antisémites?
Les Français, dans leur très grande majorité, ne sont ni islamophobes ni antisémites. Mais une minorité d’activistes peuvent avec les mêmes méthodes que celles utilisés par les groupes d’action des nazis ou du Ku Klux Klan – celles de tous les groupuscules extrêmes – peuvent provoquer d’immenses déflagrations même si l’immense majorité des gens est pour le partage. Le fait de vivre ensemble peut être déséquilibré en période sensible.
La réponse de la marche républicaine a été impressionnante. Pour autant, la liberté d’expression se porte-elle mieux, les musulmans se sentent-ils plus aimés et les juifs plus en sécurité en France?
Non. Les musulmans se sentent mal-aimés alors qu’ils sont, pour la très grande majorité, des gens fréquentables. Excusez-moi de dire une banalité! Les juifs se sentent moins en sécurité depuis que Dieudonné a armé un antisémitisme nouveau. Il n’y a pas plus d’antisémites qu’avant, mais désormais ils passent à l’acte. Moi aussi, j’ai reçu des messages de mort. Il y a une crispation. Et il est vrai qu’avec la Shoah, les Juifs sont très sensibles à ce problème. Le paradoxe est que Dieudonné a fait un cadeau à Israël. J’ai rencontré souvent Leila Shahid, la représentante de la Palestinienne, et elle me dit sans cesse que les Arabes perdront toutes les guerres tant qu’ils n’auront pas compris que tout acte antisémite est un cadeau fait à la droite israélienne. Quand un pays est agressé il se solidarise et donne le pouvoir à quelqu’un susceptible de le défendre. Bush était en difficulté et les Américains se sont rassemblés derrière lui. C’est une logique de guerre. C’est toujours mauvais signe! La manifestation de dimanche disait ni soumission ni logique de guerre. Il ne faut pas céder à la recherche du bouc émissaire. Les gens ne veulent ni se taire si subir l’agression.
Vous évoquez les boucs émissaires, le nazisme et les leçons de l’histoire. Lors de l’occupation, la France s’est scindée. Il y a eu la résistance, mais aussi la collaboration, les dénonciations. Le pays des Lumières peut aussi être celui du mensonge?
Tout à fait. Pendant la guerre, la France n’a pas été que glorieuse. Il y a eu 220 000 résistants armés et 600 000 collaborateurs sur un peuple de 40 millions de personnes. C’est-à-dire que 39 millions de personnes auraient voulu qu’on leur foute la paix. Mais ils ne pouvaient pas. Ils étaient embarqués dans un système totalitaire qui les a aussi fait souffrir. Ces chiffres confirment le mécanisme: une minorité peut très bien embarquer tout un peuple, toute une civilisation, tout un continent dans le pire. Mais n’oublions pas que ceux qui payent le plus cher le terrorisme, ce sont les pays arabes. Plus de 99% des victimes des attentats djihadistes sont des musulmans dans des pays musulmans. Ils payent le plus lourd tribut de ces tentatives d’instauration de totalitarismes religieux, militaires et d’argent, qui d’ailleurs se confondent souvent. Les pays africains sont eux aussi menacés. Davantage que nous. Ne l’oublions pas!
Optimiste ou pessimiste… Vous y croyez au sursaut républicain?
Il y a eu une tragédie. Il y a eu une réaction noble. Qu’allons-nous en faire? Il y a désormais une force populaire, intellectuelle, généreuse, qui s’est mise en mouvement. Mais maintenant que la force est en marche, tout le monde va vouloir la récupérer, voire la détourner de son sens originel. Et les extrémistes de tous bords en premier.
«Il nous faudrait «reculturer» les enfants»
«La religion est respectable et probablement nécessaire, mais la dictature religieuse ne l’est pas.» Car en filigrane de ces actes violents, c’est bien le fait religieux qui est questionné. Et Boris Cyrulnik d’évoquer la manifestation de dimanche où il a vu des musulmans brandir des pancartes scandant: «Nous sommes musulmans, pas eux!» L’intellectuel fait évidemment le lien avec la caricature de Cabu en Une de Charlie Hebdo perçue comme une provocation inacceptable pour certains. «Je l’ai sous les yeux alors que je vous parle», explique Boris Cyrulnik. «Ce dessin dit: «Mahomet débordé par les intégristes. C’est dur d’être aimés par des cons!» C’est exactement ce que disent les musulmans de France qui ne veulent pas commettre de crimes, qui sont contents de vivre dans ce pays, qui se sentent Français mais qui sont débordés par une minorité!» Pour Boris Cyrulnik, la manifestation est la preuve que «nous sommes capables de vivre ensemble».
Toutefois, souligne-t-il, le fait religieux a sans doute été trop délaissé sous la pression d’une laïcité obtuse. «Idéalement, il faudrait «reculturer» les enfants. Si on introduit l’histoire des religions, l’histoire des cultures à l’école, on présente à chacun la culture et la religion de l’autre. Car de toute évidence, la religion fait partie de la condition humaine. Mais elle prend des formes très différentes selon les pays, les aventures historiques. Mais voilà: l’autre est là. On vit avec lui. Et c’est un enrichissement. Etudier l’autre, ça devient amusant, ça irrite et ça fait penser. Le propre de la pensée totalitaire est d’arrêter la pensée et de la remplacer par des slogans. Tout le monde dit la même chose, au même moment, c’est ce qui me frappe dans les paroles des extrémistes», analyse Boris Cyrulnik.
«On a retiré les éducateurs de proximité, on a retiré la culture des quartiers pour la remplacer par une culture commerciale. Pour faire des économies d’argent, on a laissé se «déculturer» ces jeunes qui sont tombés sous l’influence de prédateurs qui, eux, ont une culture de l’endoctrinement, ou mieux dit une méthode», explique Boris Cyrulnik.
Lundi à Lausanne Boris Cyrulnik est l’invité du Grand débat Payot, au Théâtre de Vidy-Lausanne lundi 19 janvier à 19 h
(24 heures)