
Conquérir de nouveaux marchés, battre son concurrent avec des moyens parfois discutables en étant par exemple très agressif dans le domaine des prix: si les entreprises qui figurent sur les premières marches du podium sont passées maîtres dans l’art de la guerre économique, elles sont souvent démunies face aux nouveaux conflits, atomisés et beaucoup plus complexes, qui éclatent dans le monde.
Au Yémen, en Afghanistan, en Somalie, dans des marchés qu’elles ont désertés, bien sûr, mais aussi dans des pays qu’elles désignaient hier encore comme prometteurs, comme l’Ukraine, le Nigeria ou le Kenya. Ou encore au cœur des démocraties occidentales. En région parisienne, dans le Département de Seine-Saint-Denis – appelé familièrement le «93» – et dans d’autres banlieues de grandes villes européennes. Les entreprises ont de la peine à faire des différences entre les factions politiques, les clans, les groupes armés qui sévissent dans certains pays.
Elles se rapprochent désormais des ONG, ou d’organisations telles que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui ont développé une grande expertise en la matière. Hier soir, Peter Maurer, président de cette institution, a justement rencontré à Davos un groupe de clients d’une grande banque suisse pour leur dire pourquoi un acteur humanitaire pouvait aussi les éclairer sur les conditions de tel ou tel autre marché.
Entretien avec Peter Maurer, président du CICR, qui vient de rejoindre, pour le présider, le Global Agenda Council on Fragility, Violence Conflict (GACFVC) du Forum de Davos.
– L’un des thèmes centraux à Davos est la montée des conflits. Vous le confirmez?
Oui. Depuis mi-2012, le budget du CICR a augmenté d’environ 45%. En 2015, il dépassera 1,5 milliard de francs. Je dis toujours aux milieux économiques que je représente sans doute la seule entreprise où la croissance du budget est, au fond, une mauvaise nouvelle.
– Vous employez 14’000 personnes dans 85 pays. Vous êtes une sorte de multinationale?
Oui, mais nous sommes actifs dans des pays où les multinationales ne sont pas forcément présentes. Et la situation empire: les conflits se sont accentués et élargis. Le conflit syrien est devenu régional en englobant la partie de l’Irak où opère l’Etat islamique, et deux pays voisins, le Liban et la Jordanie, souffrent de l’impact de ces conflits.
– Vous avez rencontré jeudi à Davos un groupe de clients importants d’une grande banque suisse. Que leur avez-vous dit? Vous les avez rassurés?
J’ai peu d’arguments pour rassurer les gens. Mais je peux livrer des explications utiles pour comprendre dans quel climat d’investissement et dans quel type de marché se situe tel ou tel autre pays. Pendant longtemps, les acteurs humanitaires étaient actifs dans des pays fragiles, pauvres, peu intéressants pour les multinationales. Aujourd’hui, les chefs d’entreprise découvrent que la fragilité s’est élargie à d’autres pays, de taille moyenne, pas spécialement pauvres. Comme trois pays que je viens de visiter: le Liban, la Syrie et la Jordanie. Ces pays étaient plutôt stables. Et attiraient des investisseurs. Mais 1,2 million de réfugiés syriens pèsent aujourd’hui sur les infrastructures et les budgets publics du Liban et de la Jordanie. Avec la montée des conflits, les relations entre acteurs humanitaires et milieux économiques devront être redéfinies.
– Vos délégués seront des experts que les entreprises vont consulter?
Les collaborateurs du CICR sont proches des populations et des acteurs politiques locaux. Leur capacité d’analyse peut s’avérer intéressante pour les entreprises, qui doivent mieux comprendre ce monde qui se transforme. Mais notre mandat reste clair: nous n’allons pas changer notre politique basée sur la confidentialité, qui garantit notre accès aux personnes que nous aidons. Sur le terrain, nous travaillons déjà avec le secteur privé, notamment dans le domaine de la logistique et du transport. Le CICR collabore aussi depuis dix ans avec une quinzaine d’entreprises, essentiellement suisses. Sans être un bureau d’information sur les conflits dans le monde, nous maintenons avec elles une relation basée sur la confiance et la confidentialité.
– Mais vous pourriez vendre vos analyses pour diversifier vos recettes?
Nous sommes soutenus par des philanthropes, ce qui est réjouissant. Mais aussi par des entreprises qui ne veulent pas se cantonner dans une fonction de donateur; elles sont intéressées à recevoir quelque chose en échange. Je pense au domaine des fournisseurs en énergie, difficile à établir dans des régions reculées. Nous travaillons aussi sur la gestion d’opérations complexes. Cela intéresse aussi des entreprises qui, en échange, peuvent nous faire profiter de leur savoir-faire en matière de management, par exemple.
– Raison pour laquelle vous avez rejoint le GACFVC?
Oui. Le WEF perçoit très bien les grandes orientations économiques, mais aussi l’importance d’autres domaines comme l’action humanitaire ou les questions de sécurité. Au-delà de la simple logique du marché, le secteur privé doit mieux comprendre les conditions qui peuvent contribuer à créer un environnement économique plus stable. Sur place, les gens le réclament. A Gaza, j’ai parlé avec des pêcheurs. Leur premier souci, ce n’est ni les bombardements israéliens ni les actions du Hamas. C’est d’aller à la pêche. Les gens veulent surtout gagner leur vie.
(24 heures)