
C’était avant. Les insurgés djihadistes de Boko Haram qui multiplient les fulgurantes conquêtes dans le Nord du Nigeria n’étaient pas encore arrivés. Le vieil homme était un autre. Immensément entouré et vénéré dans tout le Nord du Nigeria.
Imam de la grande mosquée de Damasek, le Cheikh Nassir Ibrahim, 80 ans environ, était aussi l’une des principales figures locales de la confrérie Tijaniya, cette voie de l’Islam soufi d’origine algéro-marocaine qui au fil des ans est devenue la plus grande congrégation musulmane d’Afrique. Aujourd’hui installé à Diffa, derrière le Komadougou, ce petit cours d’eau qui tient lieu ici de frontière entre le Nigeria et le Niger, le Cheikh Nassir s’emploie à s’habituer à une vie plus modeste.
«Plus de 150’000 réfugiés»
Désormais, le chef religieux, dont l’entourage vante des millions de disciples dans les deux pays, n’est qu’un réfugié parmi des dizaines de milliers d’autres. Selon Karl Steinacker, le représentant du Haut-Commissariat pour les réfugiés de l’ONU, ils sont «plus de 150’000 réfugiés», déjà échoués dans ce coin reculé du sud-est du Niger, un des pays les plus chauds et les plus pauvres de la planète. Dans sa petite maison de boue et de parpaing qu’il s’est offerte à la périphérie sablonneuse de Diffa, il reçoit une petite poignée de fidèles qui viennent s’agenouiller au pied de la fragile chaise en plastique qui lui sert désormais de siège.
Les mains tremblantes et le front plissé, le vieil homme a d’ailleurs du mal à prononcer le nom du groupe djihadiste, qui l’a contraint à fuir sa ville, sa mosquée et ses innombrables disciples. Mais il a surtout du mal à comprendre ce qui a pu pousser «ces gens», comme il le répète invariablement quand il évoque les insurgés djihadistes à le chasser de sa ville. «Dieu seul sait», dit-il en arabe, la langue liturgique de l’islam qu’il peine curieusement à parler, sous le regard dévot d’un petit groupe de visiteurs en demi-cercle à ses pieds.
Aversion pour le soufisme
Feint ou sincère, l’étonnement du Cheikh Nassir s’explique. Héritier d’une longue évolution des mouvements islamistes nigérian des années 1970 et 1980, la Jamaatu Ahl As Sunna Li Ad Daawa Wal Jihad (Gens de la Sunna pour la prédication et le djihad, nom officiel du groupe Boko Haram en arabe) s’est longtemps gardée de s’en prendre aux civils. A sa création au début des années 2000, son fondateur, Mohamed Yusuf, concentrait son action sur une seule revendication: l’application de la charia. Même s’il a toujours eu une aversion profonde pour le mysticisme des confréries soufies, considérées par lui comme déviantes, peu orthodoxes et très souvent liées au pouvoir, ce rigoriste formé à l’Université de Médine, en Arabie saoudite, n’en faisait pas une préoccupation. C’est tout juste si ses hommes s’en prenaient parfois à certains imams proches trop du pouvoir ou favorables à l’enseignement moderne, que symbolisent les livres d’origine occidentale.
«Venger les martyrs»
L’essentiel des actions de Boko Haram (une déformation de Book, en anglais) restait concentré sur les forces armées et de sécurités et les représentants de l’Etat. Mais une féroce campagne de répression lancée, à partir de 2009, par les autorités à l’encontre des militants et sympathisants du groupe islamiste, durant laquelle Yusuf lui-même est assassiné, va brusquement radicaliser ses membres qui entrent en clandestinité. Son successeur, Aboubakar Shekau, ancien numéro deux, lance alors une vaste série d’opérations destinées à «venger les martyrs» du mouvement.
Attentats suicides, attaques à la bombe, destructions de bars, braquage de banques, assassinats et enlèvement deviennent la marque de fabrique du groupe. Ce djihad ne doit aux yeux du nouveau chef de Boko Haram, n’épargner aucune entité opposée à son projet islamique. Comme son prédécesseur, Shekau, n’a jamais eu de sympathie pour les autres mouvances islamiques présentes dans la région. En premier lieu, les chefs religieux traditionnels, dont il conteste ouvertement l’islamité de la plupart d’entre eux, en particulier les Cheikhs soufis. Shekau abhorre avant tout cette vénération que les partisans de cette voie de l’Islam vouent à leurs guides spirituels, qu’il associe au «Shirk», ce grave péché d’idolâtrie que la Charia punit de mort.
Contre les chrétiens
Sous la direction de Shekau, Boko Haram a fait aussi des chrétiens une cible majeure. Ces dernières années, plusieurs lieux de cultes ont été détruits par ses hommes. Des écoles aussi, dont certaines ont même été le théâtre de rapts massifs, comme à Chibok en avril dernier. Plus de 200 jeunes filles y ont été enlevées par le groupe islamiste. Certaines transformées en esclaves au profit des combattants, selon les propres dires du chef djihadiste.
Mais Shejau n’oublie pas l’Etat et ses représentants, notamment l’armée et les forces de sécurité. Depuis son intronisation à la tête de l’organisation, il lance régulièrement ses hommes contre des postes de police et des camps militaires. Les agents de sécurité et militaires nigérians n’étant pas réputés par leur bravoure sont à chaque fois, défaits, et souvent contraints de fuir laissant derrière eux d’importantes quantités d’armes, de munitions et de véhicules. La dernière fois, c’était début janvier.
Tache d’huile
Ce jour-là à Baga, sur les rives du Lac Tchad, à l’intersection des frontières avec le Niger, le Cameroun et le Tchad, une attaque massive des insurgés a surpris les militaires nigérians. Incapables de faire face aux assaillants, les soldats de l’armée régulière ont battu en retraite, laissant pour la première fois voir les pays voisins craindre une extension à leur territoire des activités du «Califat islamique», proclamé en août dernier par le chef Boko Haram.
Le Tchad, dont la capitale n’est qu’à quelques heures de Baga, a envoyé au Cameroun d’importantes troupes pour tenter de reprendre la ville. Si ses soldats y parviennent, L’imam Nassir ne pourra que s’en réjouir. Le Tchad, qui bénéficie d’un important appui de puissances occidentales, dont la France, veut tout juste contenir les djihadistes hors de ses frontières. Si cela dépendait de lui, l’éminent réfugié de Diffa, les aurait sans doute envoyés plus loin. Histoire de retrouver sa vie d’avant.
(24 heures)