
C’est comme si l’affaire Wade-fils n’avait pas fait couler beaucoup d’encre et cracher trop de salive suite à son accusation, arrestation et condamnation à 6 ans de prison pour délit d’enrichissement illicite. Aujourd’hui encore, la question de Monsieur Karim Wade refait surface, suite à son élargissement par le président Sall, son voyage précipité vers le Qatar et surtout à la sortie du ministre de la Justice et Garde des sceaux, Monsieur Sidiki Kaba, qui soutenait devant l’assemblée nationale que Monsieur Karim Wade ne peut être candidat aux présidentielles de 2019, au vu de son casier judiciaire. Les langues se sont déchaînées, les encriers renfloués et chacun se prononce en fonction de son appartenance, de ses convictions, etc.
Le feuilleton est loin de se terminer
Les questions que l’on se pose à ce niveau sont les suivantes : pourquoi cette précipitation autour de la sortie de Monsieur Karim Wade du territoire national, aussitôt après sa libération, déjà en pleine nuit (vers 1h30mn) ? Les autorités pensaient-elles assurer une stabilité du pays en agissant ainsi ? Ou pensaient-elles réduire la puissance de Monsieur Wade en le faisant sortir du pays, ou encore semer la zizanie au sein de ses partisans et sympathisants?
Quel que soit le motif de sa sortie précipitée de prison et du territoire vers le Qatar, nous dirons que l’Etat n’a pas fait une étude rétrospective de certains anciens leaders comme : Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké contre les Français ou Nelson Mandela, contre l’Apartheid érigé par les Boers, pour analyser les impacts de son exil sur la population.
Pour mieux appréhender le parallélisme entre ces trois personnages, arrêtons-nous un peu sur Bamba et Mandela.
Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké, né au début des années 1850, a grandi dans un contexte de troubles marqué par la résistance de souverains locaux (Cayor, Djolof, etc.) et de marabouts (Maba Diakhou Bâ, Mamadou Lamine Dramé, Amadou Madiyu, etc.) à l’envahisseur français. Cette période sombre le pousse à porter une critique sévère contre la pratique du pouvoir, demanda à son père de le (pouvoir) quitter et quitta lui-même le Cayor pour le Baol où il fonda le village de Touba. Là, il développe son enseignement, fonde sa communauté, forme ses disciples, rédige la plupart de sa poésie à la louange du Prophète Mouhammad (Psl). Sa sainteté, sa sagesse et sa clairvoyance lui valurent une grande aura auprès des fidèles (dont certains sont d’anciens soldats du Cayor) qui affluèrent de partout. Mais, Bamba n’apparait sur le rétroviseur des Français que vers la fin des années 1880, à la veille de la conquête du Djolof. Très influent auprès des fidèles et de Samba Laobé Penda (Damel du Cayor), le Marabout inquiète sérieusement les Français qui finirent par l’arrêter et l’exiler au Gabon le 21 septembre 1985. L’un des défenseurs de cet exil fut Merlin, directeur des Affaires politiques, pour qui Bamba préparait un coup. Il soutenait dans une lettre qu’il adressa au Gouverneur par intérim: «Ainsi est-il de toute nécessité (?) pour ramener le calme dans le Diambour, le Djolof et l’Est du Baol (?) d’enlever Amadou Bamba, non seulement à la région où son action se faisait le plus immédiatement sentir, mais du Sénégal même, et de l’interner au moins pour quelques années dans un pays éloigné, tel que le Gabon, où ses prédications fanatiques n’auront aucun effet». L’objectif recherché par le pouvoir colonial était donc de «saper la mission de cet homme et la confiance que l’on avait en lui en le faisant passer pour quelqu’un de dangereux».
Cependant, la communauté mouride que le Cheikh avait mise en place avant son exil était suffisamment solide pour exister. Elle développa ses propres capacités d’organisation. Les trois principaux «leaders» étaient: Cheikh Ibra Faty qui assurait la «direction éducative et spirituelle de la communauté», Cheikh Anta qui «développa ses compétences dans l’héritage économique et politique de l’ordre» et Cheikh Ibra Fall qui «développa des liens avec le milieu de Saint Louis (?)».
Ainsi, cette déportation qui avait pour but de mettre fin à la prédication de Bamba et à sa communauté, n’avait entravé en rien la détermination de l’homme et de sa communauté. Au contraire, il s’en était sorti victorieux car, à son retour d’exil en 1902, Bamba fut salué comme un héros sur les quais de Dakar et sa sympathie auprès des fidèles ne cessera de grandir de jour en jour.
Nelson Mandela (1918-2013) est né et grandi également dans un monde marqué par des troubles: 1ère Guerre mondiale, la crise des années «30», la montée du fascisme et du nazisme (Europe), la deuxième Guerre mondiale, la consolidation de la ségrégation raciale en Afrique du Sud. Le continent africain en général et l’Afrique du Sud en particulier n’ont pas été en reste face à ces calamités. Sous la domination européenne, il a payé un lourd tribut en participant à l’effort de guerre. Convaincu qu’un monde de paix n’est possible que dans la justice, Mandela s’engage dans un combat pour une Afrique du Sud juste et égalitaire, auquel il ne déviera jamais malgré les circonstances et les souffrances qu’il a endurées. Ce combat contre la ségrégation raciale et la politique de domination imposée par la minorité blanche et connue sous le nom de l’«Apartheid», l’amène à militer dans le Sacp (South Africa Communist Party), à épouser la doctrine non-violente prônée par Ghandi. En 1943, il rejoint l’African National Congres (Anc) et crée avec ses amis la Youth League de l’Anc. Cette dernière mène beaucoup d’activités contre les intérêts des Boers: sabotage, grèves, etc.
Le combat pacifique théorisé et appliqué, n’ayant pas eu beaucoup de résultats face à des Boers qui institutionnalisent l’apartheid à partir de 1948, Mandela et ses amis passent à la vitesse supérieure, en préconisant la lutte armée. Au lendemain de la dissolution de l’Anc en 1960, il fonde et dirige «Umkhonto we Sizwe» (la lance de la nation), bras armée de l’Anc, en 1961. Cette dernière vit dans la clandestinité. L’engagement devient plus ferme, les manifestations plus récurrentes : plus de 190 attaques armées sont répertoriées dans les grandes villes comme Johannesburg, Durban et au Cap, entre 1961 et 1963. Mais pour Mandela, nous dit Wolfie Kadesh, ces attaques consistaient à «[?] faire exploser des lieux symboliques de l’apartheid, comme des bureaux du passeport interne, la cour de justice pour natifs, et des choses comme ça? Des bureaux de poste et? des bureaux du gouvernement. Mais nous devions le faire d’une façon telle que personne ne fût ni blessé ni tué».
Son engagement pour un monde juste, lui valut un soutien financier et technique de certains pays étrangers comme l’Algérie, le Ghana et le Conseil de sécurité des Nations Unies qui vote le 1er Avril 1960 la résolution 134, qui condamne le massacre de Sharpeville du 21 mars 1960 et invite le gouvernement sud-africain «à abandonner ses politiques d’apartheid et de ségrégation raciale». Dans le même sillage, d’autres pays très puissants qui pouvaient menacer leurs intérêts en soutenant Mandela, sont hostiles à son combat et ses méthodes considérées comme radicales. Ce fut le cas des Usa (Ronald Reagan), la Grande Bretagne (Margaret Thatcher), qui considéraient les membres de l’Anc comme des terroristes et leur interdirent l’accès sur leurs sols.
En 1964, Mandela et la plupart des leaders de l’Anc sont condamnés à la prison à perpétuité au cours du fameux procès de Rivonia. Ce procès des plus forts, avait pour objectif de réduire l’état de nuisance du principal parti d’opposition à l’apartheid. Pour ces Boers, couper les racines du mal c’est éradiquer la maladie. Ce qu’ils ne savaient pas ou qu’ils ignoraient, c’est que cette dernière s’était déjà métastasée. Partout dans le monde, des mouvements de soutien à la lutte contre l’apartheid naissent. En Afrique du sud, les plus jeunes s’engagent, dénoncent les réformes scolaires qui imposent l’Afrikans. Ce qui a conduit au massacre de Soweto du 16 juin 1976. Le Mozambique et l’Angola, indépendants deviennent des bases de formation pour les membres combattants de l’Anc. Dans les pays du Nord comme la France, des hommes et des femmes se regroupaient chaque soir devant l’ambassade de l’Afrique du Sud de l’époque pour dénoncer l’apartheid et l’arrestation de Mandela. Le Conseil de sécurité des Nations Unies, condamne le procès de Rivonia, recommande des sanctions internationales contre le gouvernement sud africain et vote la résolution 418 du 04 novembre 1977, imposant un embargo sur les ventes d’armes en Afrique du Sud. Il s’y ajoute «Une pétition internationale (qui) recueillit les signatures de 143 personnalités appelant la communauté internationale à dénoncer non seulement les arrestations mais les législations de l’apartheid»
Par conséquent, la prison qui devait anéantir les ambitions de Mandela et de ses codétenus, les a renforcées. Elle lui a permis de méditer sur la suite, la stratégie à adopter, de connaître la vraie mentalité des Boers, de transformer sa prison en «université». Dehors, les mouvements de soutien et les condamnations de l’apartheid ne faiblissent pas. Exemple: «Manifestations de solidarité à Nelson Mandela en Allemagne de l’Est, 1986.». «En 1985, il (Mandela) est le premier lauréat du prix Ludovic-Trarieux pour son engagement en faveur des droits de l’homme». «Le 11 juin 1988 a lieu le concert hommage des 70 ans de Nelson Mandela à Wembley, regardé par six cents millions de téléspectateurs dans soixante-sept pays, qui expose au monde entier la captivité de Mandela et l’oppression de l’apartheid ?»
Les jeunes Sud africains nés dans les années «50», prennent le relais. Dans les années 1980, «Umkhonto we sizwe» relance la guérilla (sabotages, attentats, assassinats, etc.), faisant beaucoup de morts des deux camps.
Le combat de toute la communauté internationale poussa le gouvernement ségrégationniste à revoir sa politique et répondre à l’appel du monde. Ce qui conduit à la libération d’abord de certains dirigeants de l’Anc, dès le 25 octobre 1989 et ensuite de Nelson Mandela le 11 février 1990.
Arrestation source de popularité de Karim Wade
Vous me direz que le combat de Bamba et celui de Mandela ne sont pas les mêmes que celui de Karim Wade et que les motifs des arrestations et des condamnations sont également différents. L’objectif dans cette analyse n’est pas de dire s’il est coupable ou pas mais, de montrer que grâce à son arrestation et son emprisonnement, il a pu gagner en sympathie non seulement parmi ses compatriotes, mais, aussi, au sein de la communauté internationale, des Nations Unies et de certains pays comme le Qatar.
Ainsi, comme Mandela et Bamba, Karim Wade a bénéficié d’un appui extraordinaire d’abord venant de son père, le redoutable Me Abdoulaye Wade et le Parti démocratique sénégalais (Pds), qui ont toujours dénoncé l’arrestation de Wade-fils et attaqué le Sénégal et le Président Sall dans toutes les institutionsinternationales et dans certains pays du monde : Nation Unies, la Cedeao, France, Qatar, pour ne citer que ceux-ci. Ensuite les partis de l’opposition qui considèrent cette arrestation comme un fait typiquement politique et Karim Wade un «prisonnier politique» comme le clame le Pds, car sur les vingt cinq personnalités ciblées au début de l’enquête par la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei), seul Monsieur Karim Wade, fils de l’ancien président a été à ce jour arrêté et condamné. C’est l’avis de la majorité des Sénégalais d’aujourd’hui, au sein de laquelle ont jailli des centaines de mouvements de soutien à Karim Wade. C’est également le cas des organisations de la société civile sénégalaise comme la Raddho et la Mpca qui ont farouchement critiqué la Crei qu’elles qualifient de non conforme à l’Etat de droit. D’ailleurs, le coordonnateur de la Mpca (M. Amadou Guéye) avait ouvertement exigé des explications de la part du gouvernement du Sénégal pour motiver la décision de grâce. Ce qui a été effectivement fait par l’Etat du Sénégal.
Dès lors, ce qui constituait jadis une demande nationale en 2012 à savoir «l’arrestation de Karim Wade», a pris le contrepied quatre ans plus tard et était devenue «la libération de Karim Wade». Cette libération était une demande ou une exigence nationale et internationale: pression de la part des Nations Unies, des Sénégalais, des partis politiques, de la société civile et des Etats étrangers, etc.
Tout ceci fait que l’homme qui était le plus détesté par les Sénégalais en 2012 est devenu le prisonnier le plus célèbre au cours des années suivantes. Par cette condamnation, Monsieur Karim est devenu le nouveau joyau des Sénégalais, le futur «messie» qui délivrera son peuple de toute souffrance. Il doit rendre grâce à Allah et à la Crei de l’avoir emprisonné.
L’analyse de ces trois personnalités nous montre que les arrestations, les exils des leaders d’opposition par les détenteurs du pouvoir ne font que renforcer ces derniers surtout si les causes et conditions de leurs détentions sont floues aux yeux du monde.
Tombé dans ce piège, le Président Macky Sall semble à travers divers actes, avoir fabriqué, consciemment ou inconsciemment, de toutes pièces, son potentiel successeur, Monsieur Karim Wade.
Mamadou Saliou DIALLO – Secrétaire Administratif de la Mpca – www.mpcanet.com
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