Enquête: Ce que Google ne vous dit pas sur ses Doodle

Le géant prône la neutralité mais véhicule des valeurs parfois polémiques dans ses logos. Nous avons analysé tous ses Doodle pour savoir quelles idées il défend vraiment. Portrait inédit.

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Quelle image avez-vous de Google? Une boîte branchée qui chouchoute ses employés, un Big Brother qui sait tout de vous, une agence de publicité globale? Ou peut-être un défenseur des droits des homosexuels, comme le laisse entendre le logo spécial (Doodle) publié sur la page d’accueil du moteur de recherche lors de l’ouverture des JO de Sotchi le 7 février.  Il est rarissime que Google fasse ouvertement de la politique. Chantre de la neutralité du Net, le géant doit soigner une neutralité d’opinion et éviter la censure pour rester un moteur de recherche crédible. Afin de tenir cette ligne, il s’est choisi un slogan à la fois ouvert et vague: ‘Don’t Be Evil’. Ce code de conduite lui permet d’appliquer à ses services une morale qui se confond le plus souvent avec les valeurs de la société américaine.

Les valeurs que propage Google
A lire les conditions générales d’utilisation de YouTube, on sait ce que Google n’aime pas. En l’occurrence la violence gratuite et le sexe. En revanche Google ne dit nulle part ce qu’il aime, et quelles valeurs il défend. A part dans les Doodle, où le géant exprime son amour pour l’innovation et surtout «sa personnalité», comme il l’explique ici. Suffirait-il d’analyser ces logos imagés pour savoir quelles valeurs propage Google? Il a publié en tout 1895 Doodle entre le 28 août 1998 et le 31 décembre 2013. Nous les avons tous analysés à la lumière des mots-clés qui y sont liés. Le résultat est un portait tout en nuances et plutôt surprenant.

Google adore les fêtes nationales et les drapeaux

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Première surprise: le très global Google célèbre avant tout les identités locales. Presque la moitié des Doodle (43%) commémorent des fêtes nationales et des jours fériés. La dimension identitaire se trouve exprimée aussi dans le 3e tag le plus populaire: le drapeau. Google est-il un acteur du nationalisme en ligne, comme le laisse apparaître le nuage de tag ci-dessous, réalisé avec les 100 mot-clés les plus fréquemment utilisés dans les Doodle? Sans aller aussi loin, il donne en tout cas dans la célébration positive des identités, qu’elles soient nationales (drapeaux, pays) ou culturelles (jours fériés, fêtes importantes). Cette posture est ironique pour une marque transnationale, mais n’est pas paradoxale pour autant. En tant qu’agence de publicité, Google doit afficher des traits nationaux et locaux pour attirer les annonceurs. Cette stratégie peut être observée dans la distribution des Doodle. Si le nombre de logos «globaux», affichés dans tous les pays à la fois, reste relativement stable au fil des années, les Doodle «locaux», réservés à un seul pays, explose depuis 2007.

Google se fait toujours plus local
Depuis 2005, le nombre de Doodle locaux a depassé celui des logos destinés à la planète entière. La différence s’est fortement accentuée avec les années. Le 2e tag préféré de Google est «Birthday» (anniversaire). Rien d’étonnant sur ce point. Les logos alternatifs se veulent avant tout un lieu de commémoration des événements importants, des artistes, écrivains, pionniers et autres scientifiques. Ceux qui s’imaginaient Google sous les traits d’un geek à lunettes ou d’un développeur en sweat à capuche se trompent. En 4e place, c’est le sport que Google célèbre le plus souvent (203 Doodle), avec une préférence nette pour le football (74 occurrences).

Après le sport, Google aime parler d’actualité («Current Event», 191 Doodle). Et dans plus de la moitié des cas, il reste fixé sur des événements sportifs, comme les JO ou le Mondial. Viennent ensuite les jours de votation ou d’élection à travers le monde, quelques découvertes scientifiques et plus rarement des événements culturels.

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L’art avant la science
L’art arrive en 6e position des thèmes préférés de Google (178), avec une prédilection pour l’architecture (32) et à la culture pop (21). Il devance… les fleurs («Flowers»), 7e tag le plus fréquent, avec 146 Doodle. Presque à ex aequo, en 8e place, on trouve la littérature (145). Comme quoi, Google ne néglige pas son image cultivée et raffinée, même s’il l’affirme de manière ultra-conventionnelle. Mais le géant n’oublie pas totalement l’univers d’où il est issu. Après le sport et les arts, Google place la science au 9e rang de ses valeurs (126 Doodle). Dans cette catégorie, ses logos commémorent principalement l’astronomie et les mathématiques. Le top 10 se clôt sur une note positive et familiale avec Children (enfants) et ses 123 Doodle.

Naviguez dans notre Doodle App pour visualiser les logos favoris de Google.
Civisme 2.0 et droit des travailleurs
Derrière ce portrait consensuel, Google n’est pas aussi neutre qu’il veut bien l’affirmer. Le politique se cache entre les lignes. Les rares tags empruntant au vocabulaire électoral («Vote», 51 Doodle, «Ballot» (bulletin) 13, «Democracy» 2) ne délivrent aucune consigne. Ils font simplement appel au civisme de l’internaute, lui rappelant d’aller voter. Google, l’employeur modèle, se montre un peu plus engagé lorsqu’il célèbre le droit des travailleurs. Trois Doodle sont consacrés à la Fête du travail, le premier mai, une célébration ancrée historiquement très à gauche, mais relativement dépolitisée aujourd’hui. Le thème n’est pas sans écueils. Le jour de Pâques 2013, un Doodle sur le syndicaliste américain Cesar Chavez, avait provoqué l’ire des conservateurs et de certains chrétiens. Il est la seule personne avec la chanteuse sud-africaine Miriam Makeba à jouir du tag «Activist».

La stratégie du silence
Sur des terrains plus sensibles, Google avance avec prudence, classant des éléments politiques sous la bannière de l’histoire. C’est le cas du Doodle à la mémoire de Rosa Parks, icône de la lutte contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis. Idem pour Harriet Tubman, figure de l’abolitionnisme au XIXe siècle, dont le Doodle est paru le 1er février 2014. Les Doodle consacrés aux droits des femmes et à la Journée mondiale de la femme de 8 mars ne portent pas davantage de tag politique

Il arrive aussi que sur certains Doodle, 44 en tout, Google ne mette tout simplement aucun tag. De la part du champion de l’indexation, on a de la peine à croire à un oubli. C’est par exemple le cas pour la fête nationale ukrainienne en 2013, alors que le pays est dans un rapport très tendu avec la Russie. Le Doodle des 50 ans du discours «I Have a Dream», de Martin Luther King, n’a pas non plus reçu de mots-clés.

Une image vaut plus qu’un mot

Le Doodle arc-en-ciel pour l’ouverture des JO de Sotchi n’est pas le premier soutien de Google au droit des personnes homosexuelles. Aucun tag particulier ne vient souligner cette interprétation, mais la position de Google ne fait aucun doute. En 2012, le Doodle de la Saint-Valentin présente un couple hétéro, mais le clip n’oublie pas de montrer un couple gay. Quant aux personnages du logo de la Saint-Valentin 2014 hors des Etats-Unis, ils sont totalement stylisés et asexués. Habile.

Au final, Google s’expose très peu à la critique au travers de ses Doodle. Il cultive une image lisse et consensuelle, savant mélange d’identités nationales, de sport, d’actualité, d’art et de science. Il fait l’impasse sur son ADN informatique, pour se façonner une personnalité nettement moins geek et globalisée qu’attendue. Plus rassurante.

Entre les lignes, c’est bien des valeurs progressistes que promeut Google. Une forme moderne d’humanisme, mais sans le crier trop fort.