
Le Fonds monétaire international (Fmi) a publié ses conclusions au terme de sa dernière mission au Sénégal. Agrégé en sciences économiques, le Professeur Abou Kane s’est prêté aux questions de Seneweb. Il nous décrypte ici les conclusions de la mission dirigée par Edward Gemayel.
Que retenir des conclusions de la mission du Fmi au Sénégal ?
La première chose à retenir c’est que le Fmi s’est bien débrouillé pour dégager sa responsabilité sur la dette cachée qui lui a échappé malgré ses nombreuses et régulières missions au Sénégal depuis plusieurs années. En effet, il considère que le Sénégal s’est livré à un exercice de transparence qui a révélé qu’il y a eu un traitement erroné des informations liées à la dette sans préciser exactement (dans son communiqué) les montants cachés par année. Cela aurait permis de lier cela à des projets d’envergure qui ont été déroulés au Sénégal.
Le deuxième enseignement à tirer est que le Fmi tend la perche au Sénégal pour l’accompagner, après l’arrêt brutal du programme de 3 ans qui était en cours lorsque le gouvernement déclarait qu’il y a une dette cachée. Les conclusions de cette mission montrent que le dossier du Sénégal peut être soumis à l’appréciation du conseil d’administration du FMI dans la perspective d’un nouveau programme portant sur des réformes en cohérence avec la stratégie nationale de développement déclinée par les autorités sénégalaises.
Le troisième enseignement est que le Fmi confirme l’écart considérable entre les chiffres officiels relatifs au ratio dette/PIB de 2023 et la réalité. En effet, pour 2023, on est passé de 74,4% à 111%. L’intégration de l’année 2024 fait passer le ratio à 118,8% du PIB.
Le quatrième enseignement à tirer est que le Fmi reconnaît que l’économie sénégalaise est sur une bonne dynamique malgré les difficultés, avec une bonne tendance de croissance, même si elle s’explique, en bonne partie, par le démarrage de la production d’hydrocarbures.
Le cinquième enseignement est que le Fmi a tout intérêt à accompagner le Sénégal puisque cette situation provient juste d’un exercice de communication. Il avait bien noté le Sénégal avant la conférence de presse du gouvernement en Septembre 2024 (révélant une dette cachée). On comprend cependant cette attitude ayant conduit des décaissements qui étaient prévus pour le Sénégal et à exiger d’une part un rapport de la cour des comptes et un rapport d’un cabinet international. Les responsabilités sont partagées.
L’audit de Forvis Mazars place le stock de la dette à 111% du PIB à fin 2023 et à 118,8% en fin 2024 selon le Fmi . Quels enseignements en tirer ?
Cela vient compléter le travail de la cour des comptes qui avait déjà révélé beaucoup d’irrégularités en donnant un chiffre proche de 100% en lieu et place des chiffres officiels qui dépassaient légèrement 70%. Le cabinet Mazars a pu traquer ou dénicher plus de dettes non déclarées que la cour des comptes, la dette bancaire notamment. Ce taux de 118,8% confirme que le Sénégal est sur une pente dangereuse si des mesures immédiates ne sont pas prises. Personnellement je ne m’attendais pas à ce que le taux que nous connaissions déjà (119% du PIB) soit considérablement modifié et il est resté pratiquement le même. La raison est que le Fmi n’a pas les compétences de la cour des comptes et du cabinet Mazars, réunis. Il venait pour valider les chiffres.
A présent que faire ou comment s’y prendre avec un tel stock de dettes ?
La première possibilité c’est une restructuration de la dette, c’est-à-dire la négociation de conditions de remboursement plus douces (échéances et taux). Mais cette solution est rejetée par plusieurs pays dans la mesure où elle les fait passer, aux yeux des investisseurs, comme des pays vulnérables ne pouvant plus faire face à leurs engagements.
La deuxième, que le Sénégal semble préférer, est de demander des financements supplémentaires et s’engager sur un programme de réformes économiques pouvant assurer la productivité et la compétitivité de nos entreprises tout en garantissant une bonne gestion des finances publiques pour éviter de revivre ce genre de situation. Cela permet de payer la dette avec moins de difficultés.
Le Fmi ne parle pas de «dette cachée» ni de «falsification», mais plutôt d’«erreur de déclaration» : qu’est-ce qui peut expliquer ce choix sémantique ?
Je considère que les experts du Fmi veulent juste être prudents pour ne pas se transformer en «procureurs» ou «juges ». Puisqu’ils ne nous ont pas dit tout ce qu’ils ont découvert, il se peut qu’ils aient trouvé des traces de ces montants ailleurs que là où ils devraient figurer. L’utilisation de l’expression « dette cachée » pourrait se retourner contre le Fmi à qui on pourrait demander comment il a fait pour qu’on lui cache des dettes. Personne n’a envie d’aller au tribunal lors d’un procès, même si c’est à titre de témoin. Je préfère me livrer au même exercice de prudence que ces experts pour ne pas aller plus loin dans la qualification de leur phraséologie.
Le Fmi a prescrit des réformes ou des mesures correctives qui sont au nombre de 6 : Quelle lecture faites-vous de ces mesures correctives ?
On peut d’abord rappeler les mesures préconisées par le Fmi : centralisation des fonctions de gestion de la dette, renforcement du rôle du comité national de la dette publique, achèvement de l’audit exhaustif des arriérés de paiement lancé par l’inspection générale des finances, mise en place d’une base de données centralisée sur la dette, renforcement des contrôles d’engagement budgétaire et consolidation progressive des comptes bancaires dans le cadre du compte unique du trésor.
Ces 6 mesures montrent qu’il y avait plusieurs centres de décisions avec une asymétrie d’information qui favorise la fraude. A mon avis, elles peuvent améliorer la gestion de la dette. Toutefois, elles ne sont pas suffisantes si les personnes qui sont responsabilisées et qui détiennent les informations ne sont pas vertueuses et ne craignent aucune sanction.
Certains craignaient des mesures contraignantes telles que la suppression des subventions sur l’électricité et autres, mais le Fmi n’a pas évoqué ces aspects. Pourquoi ?
Ce n’était pas le moment de parler de telles mesures de suppressions de subventions puisque c’est la dette qui était auditée. Il faudra attendre le nouveau programme que le conseil d’administration du Fmi va approuver pour le Sénégal. En lisant ce communiqué entre les lignes, on peut s’attendre à des mesures de ce genre puisque le Fmi parle de priorités du Sénégal allant dans le sens de consolider la stabilité macroéconomique et à renforcer les équilibres budgétaires, entre autres. Le fait d’évoquer les équilibres budgétaires conduit inexorablement vers ce type de mesures.
Le Fmi a félicité le gouvernement sur son engagement pour la transparence dans l’affaire dite de la «dette cachée» : cela peut-il changer le regard des préteurs et des agences de notation sur le Sénégal, malgré les chiffres budgétaires devenus alarmants ?
Pour les agences, pas vraiment, mais pour les prêteurs peut-être. La raison est que les agences de notation ne sont pas dans la dynamique de comprendre pourquoi on a des indicateurs donnés ; elles regardent juste les chiffres et il y a une note pour chaque seuil franchi. C’est comme l’enseignant qui corrige la copie d’un élève qui a changé de tuteur entre deux évaluations ; ce n’est pas son problème !
Par contre, les prêteurs qui s’inquiétaient peuvent se dire que le nouveau régime est dans les dispositions d’être transparent et la caution du Fmi est une garantie qu’il y aura une surveillance rigoureuse ; cela peut les attirer.
Certains concitoyens comme Guy Marius Sagna appellent les autorités à ne pas payer cette dette dite «odieuse» . Le Sénégal devrait-il prendre une telle décision selon vous ?
Je ne suis pas d’accord avec cette démarche qui veut que le Sénégal ne paye pas la dette dite cachée. C’est la justice qui doit faire son travail pour que ceux qui ont détourné l’argent du contribuable soient punis et qu’ils le remboursent.
Refuser de payer la dette mettra le Sénégal sur une liste rouge de pays non crédibles, qui, au gré des changements de régimes peuvent refuser de payer. En général c’est après des régimes de dictature que le nouveau pouvoir peut agiter cette question et le Sénégal n’est pas une dictature.
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