Alioune Souaré (Expert) : «Le magistrat est maintenant tenu obligatoirement de répondre à la convocation…»

 

Suite à la promulgation de la loi organique 2025-11 du 18 août dernier portant règlement intérieur de l’Assemblée nationale, Alioune Souaré a alerté sur le maintien de l’article 56 alinéa 2, qui prévoit la convocation du magistrat en commission d’enquête parlementaire, malgré les observations du Conseil constitutionnel. Dans cet entretien avec Seneweb, l’expert parlementaire explique les conséquences potentielles d’une telle mesure et répond au député Amadou Bâ.

 

Dans le nouveau règlement intérieur de l’Assemblée nationale, la disposition concernant la convocation des magistrats est définitivement maintenue. Comment qualifiez cela en tant qu’expert parlementaire ?

Depuis le mercredi 27 août, le journal officiel a publié la loi 2025-11 du 18 août 2025 portant règlement intérieur, suite à sa promulgation. Cette loi, en principe, est entrée en vigueur depuis le vendredi. Le Conseil constitutionnel avait émis quatre observations : sur l’alinéa 2 de l’article 56 ; l’alinéa 6 de l’article 60 ; l’alinéa 6 de l’article 111 et l’article 134. Voilà les articles censurés par le Conseil constitutionnel. On s’est rendu compte que dans la promulgation de la loi, l’article 56 alinéa 2, l’article 60 alinéa 6, l’article 111 alinéa 6 et l’article 134 ont été retirés. Mais, ils ont maintenu effectivement l’article 56 alinéa 5 qui se rapporte à la convocation des magistrats.

Nous nous sommes posés des questions pour savoir pourquoi on a maintenu cette disposition alors que le Conseil constitutionnel avait émis des réserves dans sa décision rendue le 24 juillet 2025. Sur les considérants 47, 48, 49 et 50, le Conseil constitutionnel avait relevé le principe de la séparation des pouvoirs en invoquant l’article 88 de la constitution qui stipule que le pouvoir judiciaire est indépendant de l’exécutif et du législatif. Et le Conseil constitutionnel s’était appuyé sur cette disposition pour évoquer le principe de la séparation et de l’indépendance des magistrats. La deuxième chose qui a été évoquée dans ces considérants par le Conseil constitutionnel, c’étaient les réserves par rapport à la convocation pour ainsi indiquer que le magistrat peut volontairement, peut-être, répondre à une convocation, mais il ne faudrait pas que ce soit une contrainte. Tout ça c’est pour illustrer l’indépendance et la liberté du juge.

Qu’est-ce que cela peut générer comme effet ?

Cela veut dire que maintenant, la loi qui est promulguée a un caractère obligatoire. En l’état actuel de cette disposition, le magistrat, maintenant, est tenu obligatoirement de répondre à la convocation. Cela est en contradiction par rapport à cette disposition du Conseil constitutionnel qui parle de la liberté du juge. Cette disposition va poser beaucoup de difficultés parce que cela nous ramène à la case de départ avec tous les débats que nous avions eus avec la sortie même de certains magistrats qui disent que le magistrat est indépendant. Le président, lorsqu’il procédait à la promulgation des lois, n’a pas tenu compte des observations du Conseil constitutionnel concernant la convocation des magistrats.

Quelles conséquences peuvent en découler ?

Cela va être très compliqué entre, surtout, les deux institutions. C’est-à-dire le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Autant l’article 56 permet aujourd’hui aux députés de convoquer un magistrat qui est tenu par cette nouvelle loi d’aller répondre obligatoirement, autant dans le même règlement intérieur, à l’article 53, il y a une prérogative qui revient à la justice. Parce que l’ouverture d’une information judiciaire met fin à la mission de la commission d’enquête parlementaire. Donc on est actuellement dans une situation où la justice dispose d’une arme qu’elle peut utiliser. Mais également les députés disposent d’une arme qu’ils peuvent utiliser.

Cela risque-t-il de susciter des heurts potentiels entre ces deux pouvoirs ?

Cette situation n’est pas exclue si on tient compte actuellement des rapports entre les tenants du pouvoir et les magistrats. Ces tenants du pouvoir aujourd’hui qui sont majoritaires à l’Assemblée nationale, s’ils persistent et maintiennent une disposition qui leur permet de pouvoir convoquer des magistrats, on imagine qu’aujourd’hui on va effectivement vers des situations qui, peut-être, ne sont pas du tout souhaitables pour le pays.

Le député Amadou Bâ a déclaré que le conseil constitutionnel n’a pas censuré l’article sur l’audition des magistrats par les commissions d’enquête. Il dit que le Conseil a plutôt posé une réserve d’interprétation. Êtes-vous d’accord ?

C’est ce que j’ai dit. J’ai dit que le conseil constitutionnel a posé une réserve. Mais n’oubliez pas aussi que le conseil constitutionnel, dans son considérant 48, a évoqué les dispositions de l’article 88 de la Constitution qui dispose que le pouvoir judiciaire est indépendant de l’exécutif et du législatif. Ne serait-ce que sous cet angle, on peut considérer que les députés n’ont pas cette prérogative de pouvoir convoquer les magistrats. Maintenant je suis d’accord avec lui que le conseil constitutionnel a parlé de réserves. Mais ce sont des réserves dont il fallait tenir compte pour éviter, éventuellement, toute confrontation ou bien toute difficulté dans les rapports entre l’exécutif et le législatif.

En tout cas, dans ma compréhension des dispositions du conseil constitutionnel, si vous lisez les considérants de 47 à 50, et vous venez maintenant sur les décisions, vous lisez l’article 2, tout porte à croire que même le conseil constitutionnel a une position assez mitigée. Parce que quelque part, il évoque l’indépendance de la justice, le principe de la séparation, convoque les dispositions de l’article 88. Et de l’autre côté, il dit que oui, c’est possible. Mais qu’il y a des réserves. Et ces réserves, c’est qu’il faudrait que d’abord que cela émane de la volonté du magistrat et que les faits ne touchent pas au secret de délibération. Si on regarde actuellement le texte qui a été promulgué et publié cette disposition n’a pas été tenue en compte. Et donc, dans le nouveau texte promulgué, on a clairement dit que lorsque la commission d’enquête parlementaire souhaite entendre des magistrats en service, elle sollicite l’autorisation du ministre de la justice. C’est une exigence, ça s’impose. Ce n’est plus laissé à la volonté du magistrat. Cette disposition est devenue une loi qui a été intégrée dans le règlement intérieur. Je crois que ça a un caractère d’obligation. Les magistrats doivent se soumettre effectivement à cette exigence, ce qui est contraire à ce qu’on avait dans la décision du Conseil constitutionnel qui émettait des réserves tout en convoquant le principe de la séparation des pouvoirs et les dispositions de l’article 88.

Vous parliez de coup de force. Est-ce que ce cas de figure s’est souvent produit au Sénégal ?

Ce n’est pas la première fois. C’est arrivé avec la loi Ezzan. A l’époque, quand la loi a atterri sur sa table, le Conseil constitutionnel avait censuré certaines dispositions. Mais dans la promulgation, on s’était rendu compte que ces dispositions ont été maintenues.

Le coup de force se situe sur le fait que le conseil constitutionnel a émis des réserves sur les dispositions sur la convocation des magistrats. Aujourd’hui, le Président de la République n’en a pas tenu compte. Parce qu’il a repris exactement ce qui a été mis dans le texte initial. Or, sur le texte initial, le conseil constitutionnel avait émis des réserves sur la convocation des magistrats. Il devait en tenir compte dans la promulgation de cette loi, ce qui n’a pas été fait. C’est pourquoi je parle de coup de force.

 

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